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Full text of "Comédies"

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DU    MÊME   AUTEUR 


Sourires  pinces. 

L'Ecornifleur,  illustrations  de  Gh.  Huart» 

Le  Vigneron  dans  sa  vigne. 

La  Maltresse,  illustrations  de  F.  Valloton 

Bucoliques. 

La  Lanterne  sourde. 

Coquecigrues. 

Les  Philippe  (Bois  de  Paul  Colin). 

Ragotte. 

L'Œil  clair. 

Les  Cloportes. 


COMÉDIES  : 

Huit  jours  à  la  campagne,  1  acte. 
Le  plaisir  de  rompre,  1  acte. 
Le  pain  de  ménage,  1  acte. 
Poil  de  Carotte,  1  acte. 
Monsieur  Vernet,  2  actes. 
La  Bigote,  2  actes. 


JULES   RENARD 


Comédies 


LE  PLAISIR  DE  ROMPRE 

LE   PAIN  DE   MÉNAGE.  -  POIL  DE  CAROTTE 

MONSIEUR  VERNET 


SEPTIÈME    ÉDITION 


PARIS 


SOCIÉTÉ  D'ÉDITIONS  LITTÉRAIRES  &  ARTISTIQUES 

LIBRAIRIE        OLLENDORFF 

— -•  5o,    CHAUSSÉF    D'ANTIN,    5o  ===== 


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'~4îf}lCf 


LE  PLAISIR  DE  ROMPRE 


COMEDIE    EN    UN    ACTE 

Keprésentée,  pour  la  première  fois,  le  i6  mars  1897, 
au  Cercle  des  Eschouers, 

Reprise,  le  12  mars  1903,  au  Théâtre-Français. 


AU  lEUNE  MAITRE   EN  Poésil  DRAMATIQUg 

EDMOND  ROSTAND 
Hommage  d*écrivain  et  souvenir  d'ami 
\  14  Avril  1897. 


PERSONNAGES 


Cercle  des  Escholiers. 

BLANCHE. M"«  Jeanne  Granie» 

MAURICE •  .  .  .     M.  Henry  Mayer. 

Théâtre-  Français . 

BLANCHE ...»   M»'«  Cécile  Sorel. 

MAURICE M.   Henry  Maye». 


LE 

PLAISIR  DE  ROMPRE 


A  Paris.  Un  petit  salon  au  cinquième.  —  Ce  qu'une  femme, 
qui  a  beauconp  aimé  et  ne  s'est  pas  enrichie,  peut  y  mettre 
d'intimité,  de  bibelots  offerts,  de  meubles  disparates.  — 
Cheminée  au  fond.  —  Porte  tenture  à  gauche.  —  Table  à 
droite.  —  Pouf  au  milieu.  —  Un  piano  ouvert.  —  Fleurs 
bon  marché.  —  Quelques  cadres  au  mur.  —  Feu  de  bois. 
—  Une  lampe  allumée. 


BLANCHE,   puis  MAURICE. 


Blanche  est  assise  à  sa  table.  Robe  d'intérieur.  Vieilles  den- 
telles, c'est  son  seul  luxe,  tout  son  héritage.  Elle  a  fouillé 
ses  tiroirs,  brûlé  des  papiers,  noué  la  faveur  d'un  petit 
paquet,  et  pris  dans  une  boîte  une  letfe  ancienne  qu'elle 
relit.  Ou  plutôt,  elle  n'en  relit  que  des  phrases  connues. 
Celle-ci  l'émeut  jusqu'à  la  tristesse.  Une  autre  lui  fait  ho- 
cher la  tête.  Une  autre  enfin  la  force  à  rire  franchement. 
On  sonne.  Blanche  remet,  sans  hâte,  la  lettre  dans  sa  boîte, 
et  la  boîte  dans  le  tiroir  de  la  table.  Puis  elle  va  ouvrir 
elle-même. 


LE   PLAISIR  DE  ROMPRE 


Maurice  entre.  —  Dès  ses  premières  phrases  et  ses  premiers 
gestes,  on  sent  qu'il  est  comme  chez  lui. 

MAURICE.  Il  appuie  sur  les  mots. 

Bonjour,  chère  et  belle  amie. 

BLANCHE,  moins  affectée. 

Bonjour,  mon  ami,  (Maurice  veut  l'embrasser  par  ha- 
bitude, politesse,  et  pour  braver  le  péril.  Elle  recule.)  Non, 

MAURICE 

Oh!  en  ami. 

BLANCHB 

Plus  maintenant, 

MAURICE 

Je  vous  assure  que  ça  ne  me  troublerait  pas. 

BLANCHE 

Ni  moi;  précisément  :  c'est  inutile...  Avez- vous 
terminé  vos  courses? 

MAURICE.  Il  pose  son  chapeau  et  sa  canne  sur  un  meuble  et 
s'assied  à  gauche  de  la  cheminée,  tend  ses  mains  au  feu, 
le  ravive,  tâche  de  ne  pas  paraître  gêné.  Blanche  s'est 
assise  près  de  sa  table,  du  coté  opposé  à  celui  où  elle  lisait 
la  lettre. 

Toutes,  et  je  m'assieds  éreinté.  Que  ne  peut-on 
s'endormir  garçon  et  se  réveiller  marié?  Je  suis 
allé  d'abord  à  la  mairie  :  m'adressant  ici,  puis  là, 
puis  à  droite,  puis  à  gauche,  puis  au  fond,  j'ai  ques- 
tionné divers  messieurs  ternes  que  mon  mariage  n'a 


LE  PLAISIR  DE  ROMPRE 


pas  l'air  d'émouvoir  beaucoup...  De  là,  je  suis  allé 
chez  le  tailleur,  essayer  mon  habit.  Il  me  conseille 
décidément  un  peu  d'ouate  ici.  J'ai,  en  effet,  une 
épaule  plus  basse  que  l'autre. 

BLANCHE 

Je  n'avais  pas  remarqué. 

MAURICE 

Je  peux  l'avouer,  aujourd'hui  que  ça  vous  est 
égal. 

BLANCHE 

Je  ne  le  dirai  à  personne. 

MAURICE 

De  là,  je  suis  allé  à  l'église.  II  paraît  qu'il  va 
falloir  me  confesser! 

BLANCHE 

Sans  doute,  il  faut  remettre  votre  âme  à  neuf. 

^  MAURICE 

Les  uns  m'affirment  que  le  billet  de  confession 
s'achète,  et  les  autres  que  je  puis  tomber  sur  un 
prêtre  grincheux  qui  me  dira,  si  je  pose  pour  l'homme 
du  monde  et  l'esprit  fort  :  «  Il  ne  s'agit  pas  de  ça, 
))  mon  garçon.  Etes-vous  chrétien,  oui  ou  non?  Si 
»  vous  êtes  chrétien,  agenouillez-vous  et  faites  votre 
»  examen  de  conscience.  »  Je  me  vois  grotesque, 
frappant  les  dalles  de  mes  bottines  vernies.  Agréa- 
ble quart  d'heure! 


LE  PLAISIR  DE  ROMPRE 


BLANCHE 

Il  VOUS  faudra,  je  le  crains,  plus  d'un  quart  d'heure. 
Pauvre  ami,  votre  fiancée  vous  saura  gré  d'un  tel 
sacrifice  ! 

MAURICE.   Il  se  lève  et  s'adosse  à  la  cheminée. 

Je  suis  très  embêté...  Et  dites-moi,  (Avec  hésita- 
tion.) ma  chère  amie,  vous  ne  songez  pas  à  vous 
dérober,  vous  assisterez  sûrement  à  mon  mariage > 

BLANCHE 

Vous  m'invitez  toujours? 

MAURICE 

Naturellement,  A  la  cérémonie  religieuse. 

BLANCHE 

J'irai. 

MAURICE 

Je  compte  sur  vous.  (Froidement.)  On  s'amusera, 
(Plus  gaiement-)  VOUS  surtout.  Vous  me  verrez  des- 
cendre les  marches  de  l'église,  avec  la  petite  en 
blanc. 

BLANCHE 

Vous  ferez  très  bien. 

MAURICE 

Malgré  moi,  je  pense,  faut-il  le  dire  ?  Oh  !  je  peux 

lout  dire  à  vous (Il  vient  s'asseoir  sur  le  pouf,  en  face 

de  Blanche.)  Je  pense  à  des  histoires  de  vitriol. 


LE   PLAISIR  DE  ROMPRE 


BLANCHE 

Ah!  VOUS  me  sondez  1  Eh  bienl  mon  ami,  quittez 
vos  idées.  Elles  vous  donnent  l'air  candide.  Est-ce 
assez  vilain,  un  homme  qui  a  peur  I  Car  vous  avez 
peur,  et  vous  vous  tiendrez  sur  la  défensive,  le  coude 
en  bouclier.  Les  saints  riront  dans  leur  niche.  Vous 
mériteriez  !..  mais  je  craindrais  de  brûler  ma  robe. 

MAURICE 

Taquine!  Vous  vous  trompez,  vous  ne  m'effrayez 
pas,  et  j'ai  même  l'intention  de  vous  présenter  à 
ma  femme,  comme  une  parente. 

BLANCHE 

Ou  comme  une  institutrice  pour  les  enfants  à 
naître.  Plus  tard,  je  les  garderais,  et  vous  pourriez 
voyager. 

MAURICE 

Déjà  aigre-douce!  ça  débute  mal 

BLANCHE 

Aussi  vous  m'agacez  avec  votre  système  de  com- 
pensations. (Elle  se  lève  et  remet  à  Maurice  la  carte  de 
la  fleuriste  et  la  carte  de  madame  Paulin.)  Moi,  je  Suis 
allée  chez  la  fleuriste.  Elle  promet  de  vous  fournir, 
chaque  matin,  un  bouquet  de  dix  francs. 

MAURICE 

Dix  francs  > 

BLANCHE 

Oh!  j'ai  marchandé.  Par  ces  froids,  ce  n'est  pas 
cher. 


10  *  LE  PLAISIR  DE  ROMPRE 

MAURICE 

Non,  si  les  fleurs  sont  belles,  et  si  on  les  porte  à 
domicile. 

BLANCHE 

On  les  portera.  J'ai  prié  madame  Paulin  de  vous 
chercher  une  bague,  un  éventail,  une  bonbonnière 
et  quelques  menus  bibelots.  J'ai  dit  que  vous  vouliez 
être  généreux,  sans  faire  de  folies,  toutefois. 

MAURICE 

Evidemment.  (Avec  une  légère  inquiétude.)  Et  ce  sera 
payable? 

BLANCHE 

A  votre  gré;  plus  tard,  après  le  mariage, 
MAURICE,  rassuré. 

Je  vous  remercie.  (Il  se  lève;  tous  deux  sont  séparés 
par  la  table.)  Vraiment,  vous  n'êtes  pas  une  femme 
comme  les  autres, 

BLANCHE 

Aucune  femme  n'est  comme  les  autres.  Quelle 
femme  suis-je  donc  } 

MAURICE,  prenant  la  main  de  Blanche. 
Une  femme  de  tact. 

BLANCHE 

Puisque  tout  est  convenu,  arrêté. 

MAURICE 

D'accord.  Oh  I  jusqu'à  cette  dernière  visite,  noue 


LE  PLAISIR  DE  ROMPRE 


avons  été  parfaits.  Mais  c'est  ma  dernière  visite. 
Nous  ne  nous  reverrons  plus. 

BLANCHE 

Nous  nous  reverrons  en  amis.  Vous  le  disiez  tout 
à  l'heure. 

MAURICE 

Oui,  mais  plus  autrement.  Et  dans  l'escalier,  j'a- 
vais de  vagues  transes. 


Pourquoi? 
Parce  que... 


BLANCHE 


MAURICE 


BLANCHE 


Rien  ne  gronde  en  moi.  Quand  je  me  suis  donnée 
à  vous,  ne  savais-je  pas  qu'il  faudrait  me  reprendre? 
Si  le  décrochage  a  été  pénible... 


MAURICE 

Nous  n'en  finissions  plus.  Nos  deux  cœurs  tenaient 
bien. 

BLANCHE 

Ils  sont  aujourd'hui  nettement  détachés.  J'ai  mis 
dans  ce  petit  paquet,  les  dernières  racines  :  quelques 
photographies,  votre  acte  de  naissance  que  j'avais 
eu  la  curiosité  de  voir...  comme  vous  êtes  encore 
jeune  t 


I  2  LE   PLAISIR   DE  ROMPRE 

MAURICE 

On  ne  vieillit  pas  avec  vous. 

BLANCHE 

...  et  un  livre  prêté.  Voilà. 

MAURICE 

A  la  bonne  heure!  c'est  un  plaisir  de  rompre  avec 
vous. 

BLANCHE 

Avec  vous  aussi. 

MAURICE 

C'est  bien,  ce  que  nous  faisons  là,  très  bien.  C'est 
tellement  rare  de  se  quitter  ainsi  !  Nous  nous  som- 
mes aimés  autant  qu'il  est  possible,  comme  on  ne 
s'aime  pas  deux  fois  dans  la  vie,  et  nous  nous  sé- 
parons, parce  qu'il  le  faut,  sans  mauvais  procédés, 
sans  la  moindre  amertume. 

BLANCHE 

Nous  rompons  de  notre  mieux. 

MAURICE 

Nous  donnons  l'exemple  de  la  rupture  idéale.  Ah  t 
Blanche,  soyez  certaine  que  si  jamais  quelqu'un  dit 
du  mal  de  vous,  ce  ne  sera  pas  moi. 

BLANCHE 

Pour  ma  part,  je  ne  vous  calomnierai  que  si  cela 
m'est  nécessaire...  (Elle  s'assied  à  droite  et  Maurice  à 
gauche  de  la  table.)  Me  rendez- VOUS  mon  portrait r 


LE  PLAISIR  DE  ROMPRB  l3 

MAURICE 

Je  le  garde. 

BLANCHE 

Il  vaudrait  mieux  me  le  rendre  ou  le  déchirer  que 
de  le  jeter  au  fond  d'une  malle. 

MAURICE 

Je  tiens  à  le  garder  et  je  dirai  :  c'est  un  portrait 
d*actrice  qui  était  admirable  dans  une  pièce  que  j'ai 
vue. 

BLANCHE 

Et  mes  lettres? 

MAURICE 

Vos  deux  ou  trois  lettres  froides  de  cliente  à  four- 
nisseur... 

BLANCHE 

Je  déteste  écrire. 

MAURICE 

Je  les  garde  aussi.  Elles  me  défendront  au  be- 
soin. 

BLANCHE 

Ne  vous  énervez  pas,  et  causons  paisiblement  de 
votre  mariage.  Avez- vous  vu  la  petite  aujourd'hui? 

MAURICE 

Cinq  minutes  à  peine.  Elle  est  tellement  occupée 
par  son  trousseau!  Et  le  grand  jour  approche! 


14  LE   PLAISIR   DE   ROMPRB 

BLANCHE 

Aime-t-elle  les  belles  choses? 

MAURICE 

Oui,  quand  elles  sont  bien  chères. 

BLANCHE 

Dites-lui  que  le  bleu  est  la  couleur  des  blondes. 
J'ai  là  une  gravure  de  modes  très  réussie  que  je 
vous  prêterai.  A-t-elle  du  goût  ? 

MAURICE 

Elle  a  celui  de  la  mode. 

BLANCHB 

Vous  devez  Pintimider. 

MAURICB 

Je  Pespère. 

BLANCHE 

Quelle  est,  en  votre  présence,  son  attitude,  sa 
tenue,  quelles  sont  ses  manières? 

MAURICE 

Celles  d'une  chaise  sous  sa  housse. 

BLANCHE 

Sérieusement,  la  trouvez-vous  jolie? 

MAURICB 

C'est  vous  qui  êtes  jolie. 

BLANCHE 

C'est  d'elle  que  je  parle  :  la  trouvez-vous  jolie? 


LE  PLAISIR   DE  ROMPRE 


MAURICE 

Jolie  et  fraîche  comme  le  titre  :  Au  Printemps 

BLANCHE 

Enfin  vous  plaît-elle?...  Oh  !  ne  me  ménagez  pas! 

MAURICE 

Elle  me  déplaît  de  moins  en  moins. 

BLANCHE 

Souvenez-vous  que  c'est  moi  qui  vous  l'ai  indi- 
quée. 

MAURICE 

La  piste  était  bonne. 

BLANCHE,   découpant  un  livre. 

Je  m'en  'fSlicite.  A-t-elle  des  caprices?  (Maurice 
dist'  ait  ne  répond  plus.  Blanche  lui  touche  le  bras.)  Qu'est- 
ce  que  vous  regardez  } 

MAURICE 

Je  m'emplis  les  yeux.  Je  fais  provision  de  souve- 
nirs. Toutes  ces  fleurs  donnent  à  votre  petit  saJoa 
un  air  de  fête. 

BLANCHE 

A-t-elle  des  caprices,  des  préférences? 

MAURICE 

Elle  aime  tout  ce  que  j'aime. 

BLANCHE 

Ce  sera  commode. 


l6  LE   PLAISIR    DE  ROMPRE 

MAURICE 

Nous  n'aurons  pas  besoin  de  faire  deux  cuisines. 

BLANCHE 

Vous  avez  de  l'esprit,  ce  soir 

MAURICE 

C'est  le  bouquet  de  mon  dernier  feu  d'artifice. 

BLANCHE 

Et  cela  ne  vous  gêne  pas  de  parler  ainsi  d'une 
jeune  fille  qui  sera  votre  femme  ? 

MAURICE 

Est-ce  à  vous  de  me  le  reprocher?  Vous  savez 
bien  que  je  parle  sur  ce  ton,  un  peu  pour  vous  être 
agréable. 

BLANCHE 

Ne  nous  attendrissons  pas. 

MAURICE 

Je  ne  m'attendris  pas.  Nous  devisons  de  nos  pe- 
tites affaires.  Et  M,  Guireau  lui-même  pourrait 
écouter. 

BLANCHE 

Laissez  donc  M.  Guireau  tranquille. 

Elle  se  lève,  fait  quelques  pas  lentement. 

MAURICE 

Permettez,  chère  amie,  votre  mariage  m'inté- 
resse autant  que  le  mien  ;  je  ne  veux  pas  avoir  l'air 
plus  égoïste  que  vous,  et  puisque  mon  avenir  vous 


LE  PLAISIR    DE    ROMPRE  17 

préoccupe,  c'est  le  moins  que  je  m'inquiète  du  vôtre. 
Nous  nous  casons  mutuellement. 

BLANCHE 

Oui...  mais  parlons  d'autre  chose. 

Elle  s'assied  à  gauche  de  la  cheminée. 

MAURICE 

Du  tout  I  du  tout  I  Je  vous  renseigne  sur  ma  future 
femme,  j'exige  d'être  renseigné  sur  votre  futur 
mari.  Sinon,  je  croirais  que  vous  avez  des  pensées 
de  derrière  la  tête.  Cette  inquisition  réciproque  est 
la  meilleure  preuve  de  notre  bonne  foi.  Non  seule- 
ment je  n'ai  aucune  raison  d'être  jaloux  de  M.  Gui- 
reau,  mais  encore  je  voudrais  le  connaître.  Je  ne 
l'ai  qu'aperçu  et  il  m'a  produit  une  excellente  im- 
pression. Vient-il  vous  voir  souvent? 

BLANCHE 

Une  fois  par  quinzaine,  régulièrement. 

MAURICE 

Bon  signe!  c'est  un  homme  périodique  et  rangé 
Comment  s'appelle-t-il? 

BLANCHB 

Guireau. 

MAURICB 

Son  petit  nom  ? 

BLANCHE 

A  son  âge,  on  n'a  plus  de  petit  nom. 


l8  LE  PLAISIR  DE    ROMPRE 

MAURICE 

Mais  VOUS,  comment  l'appelez-vous> 

BLANCHE 

Moi,  je  l'appelle  M.  Guireau. 

MAURICB 

Toujours  > 

BLANCHE 

Oui,  toujours.  Avez-vous  fini  de  jouer  au  juge 
d'instruction? 

MAURICE 

Ça  m'amuse.  Vous  pouvez  me  laisser  me  divertir 
un  brin. 

BLANCHB 

A  votre  aise. 

MAURICB 

Et  que  faites-vous? 

BLANCHE 

jue  voulez-vous  qu'on  fasse  > 

MAURICE 

Il  ne  vous  baise  que  le  bout  des  doigts? 

BLANCHE 

A  peine.  Nous  causons.  11  parle  bien.  Il  me  donne 
des  conseils;  il  me  met  en  garde  contre  les  mau- 
vaises relations.  De  plus,  c'est  un  musicien  ae  pre- 


LE  PLAISIR  DE  ROMPRE  IQ 

mier  ordre,  et,  quelquelois,  il  apporte  son  violon. 
(Maurice  cherche  des  yeux)...  Il  le  i emporte. 

MAURICE  "^ 

Et  après,  quand  la  conversation  tombe  et  que  la 
musique  se  tait? 

BLANCHE 

Vous  allez  trop  loin.  (Elle  se  lève.)  J*ai  le  droit  de 
ne  plus  répondre. 

MAURICE 

Vous  préférez  que  je  devine? 

BLANCHE 

Deviner  quoi?  Vous  pensez  tout  de  suite...  Il  y  a 
autie  chose  dans  la  vie,  et,  dès  aujourd'hui,  je  veux 
êlic  séiieuse  et  pratique.  Oh!  il  ne  m'en  coûtera 
guère.  J'ai  aimé  ma  part,  je  peux  renoncer  à  l'a- 
mour. 

MAURICE 

Ohlohl 

BLANCHE 

Mais  si.  D'ailleurs,  M.  Guireau  sait  se  tenir.  C'est 
un  ami  pateinel,  qui  m'aime  pour  moi,  non  pour 
lui,  et,  sachez-le,  il  m'inspire  une  durable  sympa- 
thie dont  il  se  contente. 

Elle  s'est  assise  sur  le  pouf 

MAURICE 

C'est  un  adorateur  frugal. 


20  LE  PLAISIR  DE  ROMPRE 

BLANCHE 

J'ai  de  la  chance.  Les  hommes  bien  élevés  se  t'ont 
rares.  M.  Guireau  conserve  les  manières  du  siècle 
dernier.  Il  me  prévient  de  ses  visites  deux  jours 
d'avance. 

MAURICE 

Et  il  ne  vous  adresse  pas  un  seul  mot  plus  en- 
flammé que  les  autres? 

BLANCHE 

Cela  vous  étonne  qu'il  me  respecte?  Sûr  de  vivre 
en  compagnie  d'une  femme  point  désagréable,  qui 
lui  montrera  gai  visage,  l'écoutera  avec  complai- 
sance, tiendra  sa  maison,  recevra  ses  amis,  le  soi- 
gnera et  ne  l'ennuiera  jamais,  M.  Guireau  ne  de- 
mande pas  que  je  lui  promette  davantage. 

MAURICE,  soupesant  le  petit  paquet 

Et  s'il  apprenait  notre  passé? 

BLANCHE 

Il  n'en  laisserait  rien  voir... 

MAURICE  se  lève. 

Le  brave  homme!  11  fait  une  fin.  Moi  aussi,  je 
fais  une  fin,  et  vous  aussi,  vous  faites  une  fin.  Trois 
personnes  finissent  d'un  seul  coup.  C'est  une  catas- 
trophe. 

BLANCHE 

Sans  victime. 


LE  PLAISIR  DE   ROMPRE  21 

MAURICE 

Encore  une  question.  Mais  je  la  pose  pour  rire, 
comme  on  dit  à  une  fillette  :  lequel  aimes-tu  mieux, 
ton  papa  ou  ta  maman?  (Avec  gravité.)  Si  je  vous 
priais,  renonceriez- vous  à  M.  Guireau? 

BLANCHE 

Je  trouve  qu'au  point  où  nous  en  sommes  cette 
question  n'a  aucun  sens. 

MAURICE  s'assied  en  face  de  Blanche. 

Puisque  je  la  pose  pour  rire,  répondez  en  riant. 

BLANCHE 

Rappelez-vous  qu'un  soir,  très  excité,  vous  m'of- 
friez de  m'épouser,  de  partir  avec  moi,  de  vivre 
dans  une  cabane  de  cantonnier,  avec  le  pain  quoti- 
dien, d'aller  en  Algérie  où  la  vie  est  si  bon  marché! 
Que  vous  ai- je  répondu  ? 

MAURICE,  très  lentement. 

Que  la  misère  vous  épouvantait,  que  le  pain  sec 
vous  répugnait,  même  s'il  était  de  ménage,  que 
vous  aviez  horreur  des  déplacements,  que  vous 
manquiez  de  génie  colonisateur  et  ne  saviez  rien 
faire  de  vos  dix  doigts  que  des  caresses  :  voilà  ce 
que  vous  m'avez  répondu. 

BLANCHE 

Vous  êtes  donc  fixé  depuis  longtemps.  Est-ce 
tout? 


22  LE    PLAISIR  DE   ROMPRE 

MAURICE 
C'est   tout.  (Blanche  se  lève  et  va  vers  la  cheminée.)  A 
quand  le  mariage? 

BLANCHE 

Lequel? 

MAURICE 

Le  vôtre. 

BLANCHE 

Oh  !  rien  ne  nous  presse. 

MAURICE 

A  votre  place,  je  retiendrais  une  date,  par  pru- 
dence. 

BLANCHE 

C'est  remis  à  l'année  prochaine 

MAURICE 

Vous  faut-il  un  hiver  pour  aérer  votre  cœur.  Vous 
avez  tort.  (Il  se  lève  et  va  vers  la  cheminée,  en  faisant  le 
tour  de  la  table.)  Une  fois  décidé  au  mariage,  on  doit 
sauter  dedans  la  tête  la  première,  comme  moi. 
BLANCHE. 

Ils  sont  adossés  à  la  cheminée.  Blanche  à  gauche,  Maurice 
à  droite. 

Le  rêve,  ce  serait  peut-être  de  nous  marier  tous 
les  deux  le  même  jour. 

MAURICE 

Pourquoi  pas  ?  Il  résulte  de  mon  enquête  que  j'es- 
time beaucoup  M.  Guireau. 


LE   PLAISIR  DE    ROMPRE  33 

BLANCHE 

De  son  côté  il  vous  apprécierait. 

MAURICE 

C'eût  été  piquant  de  nous  présenter,  de  nous  con- 
fronter. 

BLANCHE 

Je  n'en  chercherai  pas  l'occasion,  mais  je  ne  l'é- 
viterai pas,  M.  Guireau  connaît  la  vie. 

MAURICE 

C'est  comme  la  mère  de  ma  fiancée.  Elle  aussi 
connaît  la  vie.  Elle  comprend  que  j'aie  eu  des  maî- 
tresses, que  je  sois  éprouvé  au  feu,  et  il  lui  suffit 
que  je  rompe  au  moins  la  veille  de  mon  mariage. 

BLANCHE 

Tant  pis  si  sa  fille  est  jalouse  du  passé  I 

MAURICE 

La  mère  lui  expliquerait  que  ça  ne  peut  pas  se 
comparer. 

BLANCHE 

C'est  une  femme  supérieure. 

MAURICE 

C'est  une  femme  de  bon  sens,  simple  et  gaie,  très 
gaie.  Elle  marierait  sa  fille  tous  les  jours. 

Il  va  s'asseoir  à  la  place  qu'occupait  Blanche  au  lever  du 
rideau. 

BLANCHB 

Vous  l'avez  conquise  ? 


24  LE  PLAISIR  DE  ROMPRE 

■  '  ■ 

MAURICE 

Pleinement. 

BLANCHB 

Pourvu  que  ça  dure  f 

MAURICE 

Oh  !  si  je  ne  réponds  pas  de  la  fille,  je  suis  sûr  de 
la  mère.  Quand  elle  regarde  ma  photographie,  elle 
dit  :  ((  C'est  impossible  que  ce  garçon  soit  un  mal- 
honnête homme;  ou  je  ne  suis  pas  physionomiste, 
ou  il  rendra  Berthe  heureuse.  » 

BLANCHE 

Elle  a  raison,  et  je  suis  persuadée  que  vous  ferez 
un  mari  modèle.  Vous  avez  les  qualités  nécessaires. 

MAURICE 

Mais,  ma  chère  amie,  vous  ferez  une  excellente 
épouse.  Il  sera  très  heureux  avec  vous. 

BLANCHE 

Avec  vous  Berthe  sera  très  heureuse...  Pauvre 
petite I...  (Un  long  temps.  Puis  Blanche  se  rapproche  de 
Maurice.  Ils  se  trouvent  assis  face  à  face,  séparés  par  la  ta- 
ble.) Je  voudrais  vous  voir  lui  faire  la  cour. 

MAURICE 

Je  ne  suis  pas  trop  emprunté. 

BLANCHE 

Vous  vous  y  prenez  bien  ? 


LE   PLAISIR    DE   ROMPRE  2> 

MAURICE 

Exactement  comme  je  m'y  prenais  avec  vous. 

BLANCHE 

Et  VOUS  avancez? 

MAURICE 

J'ai  lieu  d'espérer  que  ça  marche.  Il  me  semble 
même  qu'elle  me  donne  moins  de  peine  que  vous. 

BLANCHE 

Vous  êtes  plus  habile,  c'est  la  deuxième  fois. 

MAURICE 

Et  vous  m'avez  mieux  résisté. 

BLANCHE 

Ce  n'était  pas  coquetterie.  Je  croyais  ma  vie  de 
temme  finie  et  j'hésitais  à  me  lancer  dans  une  nou- 
velle aventure  de  cœur.  Les  précédentes  ne  m'a- 
vaient pas  enrichie.  Sans  le  faire  exprès,  je  n'avais 
aimé  que  des  pauvres... 

MAURICE 

Et  ce  n'était  pas  avec  mes  deux  mille  quatre... 

BLANCHE 

Aussi,  je  pensais  déjà  à  quelque  mariage  raison- 
nable, et  il  ne  me  manquait,  je  l'avoue,  que  l'occa- 
sion. Voilà  pourquoi  je  vous  résistais.  Et  puis,  vous 
paraissiez  si  jeune!  Vous  aviez  encore  l'air  gauche 
d'un  petit  soldat.  Et  vous  étiez  maigre  I  maigre  I 


36  LE  PLAISIR    DE    ROMPRE 

MAURICE 

J'ai  gagné  dans  ce  sens. 

BLANCHE 

Je  m'en  flatte.  Vous  avez  engraissé  sous  mon  rè- 
gne, et  je  vous  passe  à  une  autre  en  bon  état. 

MAURICE 

En  bon  état  de  réparations  locativesl 

BLANCHE 

Oh! 

MAURICE 

Je  veux  dire  que  je  signerais  bien  un  second  bail. 

BLANCHE 

Moi  pas.  Vous  n'êtes  plus  le  même.  J'ai  accueilli 
presque  un  enfant,  et  c'est  un  homme  qui  s'en  va. 
J'aimais  mieux  l'enfant.  Vous  étiez  plutôt  laid  et 
i'âge  vous... 

MAURICB 

L'âge  m'embellit? 

BLANCHE 

Non,  vous  affadit.  Vous  avez  moins  de  saveur,  de 
lyrisme.  Vous  disiez  poétiquement  des  choses  de 
l'autre  monde.  Je  vous  affirme  qu'on  aurait  cru  quel- 
quefois que  vous  parliez  en  vers. 

MAURICE 

Et  quelquefois  c'en  était,  mais  d'un   autre  que 


LE  PLAISIR  DE  ROMPRE  27 

moi;  je  ne  faisais  que  citer,  par  précaution.  Il  y  en 
avait,  je  me  souviens,  de  Musset,  dans  la  déclara- 
tion d'amour  que  je  vous  ai  écrite  et  que  vous  avez 
lue  à  mon  prédécesseur. 

BLANCHE 

Comment  I  vous  me  croyez  capable  de  cette  indé- 
licatesse > 

MAURICE 

Je  le  crois,  parce  que  vous  me  l'avez  dit,  plus 
tard,  dans  un  aveu  à  l'oreille. 

BLANLHB 

Vous  m'étonnez. 

MAURICE 

Je  vous  assure.  Il  paraît  qu'il  riait,  mon  prédé- 
cesseur, et  vous  aussi,  vous  riiez.  Comme  c'était 
mal  ! 

BLANCHE 

Très  mal.  J'ai  commencé  par  me  moquer  de  vous  : 
c'est  la  règle.  Et  vous  auriez  fini  par  vous  moquer 
de  moi,  si  je  n'avais  pris  les  devants. 

MAURICE 

C'est  la  règle. 

BLANCHE 

D'ailleurs,  il  y  a  toujours  eu  un  peu  de  gaieté 
dans  mes  sentiments  pour  vous.  Je  m'amusais  à 
vous  façonner.  Sans  me  vanter,  si  vous  étiez  intel- 
ligent, vous  êtes  devenu,   grâce  à  moi,  distingué. 


28 


LE  PLAISIR   DE  ROMPRE 


Vous  avez  de  la  tournure.  Vous  ne  jurez  jamais. 
Vous  parlez  poliment  aux  femmes  et  vous  ne  gardez 
plus  votre  cigarette  à  la  bouche.  Vous  mettez  des 
gants.  Vous  soignez  vos  mains.  Vous  rangez  vos 
affaires.  C'est  moi  qui  vous  ai  enseigné  Pusage  des 
jarretelles  et  vos  chaussettes  ne  tombent  plus  sur  le 
soulier. 

MAURICE 

En  échange  de  ces  menus  profits,  moi  je  vous 
ai  appris  à  mettre  les  adresses,  à  mouler  un  chiffre. 
Vos  trois  ressemblaient  à  des  dromadaires. 

BLANCHE 

Et  moi,  j*ai  changé  votre  coupe  de  cheveux,  sup- 
primé la  raie,  et  je  vous  ai  appris  à  faire  votre  nœud 
de  cravate. 

MAURICE 

Et  vous  m'avez  appris  bien  d'autres  choses  en- 
coje. 

BLANCHB 

Oh  I  vous  n'aviez  pas  la  tête  dure. 

MAURICE 

Je  m'appliquais  tant  ! 

BLANCHE 

Et  vous  n'étiez  pas  un  ingrat.  J'ai  de  votre  gra- 
citude  une  preuve  qui  m'est  chère  et  que  je  garde. 

MAURICE 

Une  preuve  > 


LE  PLAISIR  DE  ROMPRE  2Q 


BLANCHE 


Vous  savez  que  chaque  fois  que  je  recevais  une 
lettre  de  vous,  car  il  m'a  été  impossible  de  vous 
faire  passer  cette  dangereuse  manie  d'écrire,  je  la 
brûlais. 

MAURICE 

Sans  la  lire? 

BLANCHE 

Je  la  lisais,  mais  je  la  brûlais  aussitôt. 

MAURICE 

La  postérité  vous  jugera. 

BLANCHE 

Eh  bien,  je  conserve  une  de  ces  lettres.  Je  n'ai 
pu  m'en  séparer.  J'y  tiens  trop.  C'est  le  témoignage 
du  bonheur  quevous  me  devez,  quelque  chose  comme 
le  brevet  de  notre  amour  et  de  votre  reconnaissance. 

MAURICE 

Elle  doit  être  longue. 

BLANCHE 

Elle  a  quatre  pages  serrées. 

MAURICE 

Les  grandes  lettres  viennent  du  cœur. 

BLANCHE 

Ohl  celle-là  vient  de  votre  cœur.   Je  la    relisais 


?0  LE  PLAISIR  DE  ROMPRE 

quand  vous  êtes  entré,  et  je  ne  pouvais  m'empècher 
de  la  lire. 

MAURICB 

Où  est-elle?  Montrez-la... 

BLANCHE 

Je  ne  montre  jamais  mes  lettre» 

MAURICE 

Puisque  c'est  moi  qui  l'ai  écrite. 

BLANCHE 

C'est  juste.  Je  veux  bien;  ôtez-vousl 
Elle  se  lève,  se  met  à  la  place»  de  Maurice,  o  jvre  le  tiroir 
et  y  prend  la  boîte  qu'elle  montre  à  Maurice  qui  reste 
debout. 

MAURICB 

Nougatines  de  Nevers  1 

BLANCHB 

Je  vous  défends  de  rire. 

MAURICE 

C'est  dans  cette  boîte  que  vous  cachez  vos  lettres? 

BLANCHE 

Je  n'y  cache  que  votre  lettre,  avec  deux  ou  trois 
bijoux  de  famille. 

MAURICE 

Je  la  reconnais  à  cette  enveloppe  jaune,  à  ce  pa- 
pier gratuit.  Je  l'ai  écrite  dans  un  café.  Je  sortais 


LE  PLAISIR    DE    ROMPRE  3l 

de  chez  vous,  de  vos  bras.  J'avais  aux  doigts,  qui 
venaient  de  courir  le  long  de  votre  beauté,  un  reste 
de  frémissement.  Je  n'ai  pas  dû  soigner  mon  écri- 
ture. 

BLANCHE 

Le  meilleur  de  vous  est  là. 

MAURICE 

Oui,  je  me  rappelle  que  j'ai  éprouvé  sur  cette  ta« 
ble  de  marbre  froid,  où  mes  mains  achevaient  de 
s'éteindre,  le  besoin  de  vous  rendre  des  actions  de 
grâces,  de  vous  les  chanter. 

BLANCHE 

Il  n'y  a  ni  date,  ni  nom,  ni  petit  nom. 

MAURICE 

Je  me  rappelle,  je  me  rappelle.  Ça  commence  tout 
de  suite,  comme  un  hymne. 

BLANCHE.   Elle  lit. 

((  Vous  êtes  belle  et  vous  êtes  bonne.  Je  vous  adore 
n  tout  entière,  le  corps,  le  cœur  et  l*âme  avec  les 
»  dépendances...  » 

Elle  rit. 

MAURICE,  interrompt. 

Quel  beau  livre  on  écrirait  sur  nos  amours  t 

BLANCHE,  désignant  la  lettre. 

Il  n'y  aurait  qu'à  copier.  (Elle  lit,  en  ayant  l'air  de 
ne  détacher  que  des  passages  de  la  lettre.)  ((  Vous  êtes  si 
Il  indulgente  pour  les  défauts  d'autrui,  qu'on  aime 


33  LE  PLAISIR  DE  ROMPRE 

))  les  vôtres...;  vous  ne  vantez  point  votre  esprit. 
»  Vous  souhaitez  qu'on  dise  de  vous  :  c'est  une 
))  femme  exquise,  et  non  :  c'est  une  femme  de  mé 
))  rite...  ))  Et  ça  1  «  Vous  ne  médisez  des  autres  que 
))  s'ils  ont  commencé  les  premiers.  S'il  vous  arrive 
))  quelquefois  de  mentir...  »  Cela  m'arrive  ? 

MAURICE 

Oh  !  très  peu,  et  innocemment,  comme  on  se  teint 
les  cheveux,  parce  que  vous  croyez  que  c'est  une 
grâce  de  plus. 

^  BLANCHE  lit. 

((  Vous  aimez  la  toilette  parce  que  vous  lui  allez, 
»  le  théâtre  lorsqu'on  y  rit,  et  le  monde,  car  une 
))  femme  de  votre  âge  ne  peut  pas  vivre  comme  un 
))  loup...  ))  Oh  !  ça  !  ((  Vous  êtes  paresseuse,  en  toute 
))  justice,  parce  qu'il  vous  semble  que  le  rôle  d'une 
))  belle  femme  consiste  à  rester  belle  et  qu'on  lui 
))  doit,  sans  même  qu'elle  le  demande,  les  habits, 
0  l'argent  de  poche,  la  nourriture  et  le  logement...  » 

Elle  rit. 

MAURICE 

Il  y  a  ça  > 

BLANCHE.  Elle  lui  passe  la  lettre. 
Tenez. 

MAURICE 

C'est  vrai...  «  Vous  ne  vous  mettez  jamais  en  co- 
))  1ère  ;  vous  craignez  comme  la  foudre  les  explosions 
))  d'amour,  et  vous  céderiez  tout  de  suite,-  sans  dis- 


LE   PLAISIR  DE  ROMPRE  33 

0  cussion,  pour  avoir  la  paix,  à  l'homme  qui  s'avan* 
!)  cerait  sur  vous,  les  yeux  injectés  de  sang,  tandis 
»  que  son  visage  émettrait  une  lumière  verte...  )) 

Ils  rient  tous  les  deux. 

BLANCHE 

Ça,  c'est  exagéré.  Je  prierais  poliment  le  mon- 
sieur de  prendre  la  porte.  Mais  c'était  aimable  de 
me  l'écrire.  Après  ? 

MAURICE.  Il  continue  de  lire  la  lettre,  appuyé  au  fauteuil 
de  Blanche. 

«  Et  vous  aimez  qu'on  vous  aime  finement,  qu'on 
))  vous  offre  parfois  deux  sous  de  violettes,  un  baba 
))  au  rhum,  un  bout  de  dentelle,  une  promenade  en 
))  voiture  et  qu'on  ait  pour  vous  ces  petites  attentions 
))  sans  prix  qui  font  plus  chaud  au  cœur  des  fem- 
))  mes  que  le  duvet  à  leur  cou...  » 

BLANCHE 

Oui,  j'aime  qu'on  m'aime  ainsi. 

MAURICE.  Il  lit  avec  une  émotion  croissante,  et  Blanche  peu 
à  peu  se  détourne. 

((  A  peine  ai-je  eu  le  temps,  cette  nuit,  de  vous 
»  embrasser.  Je  n'ai  pas  assez,  pas  comme  je  dési- 
»  rais,  pris  possession  de  vous.  De  même  qu'un  vi- 
))  siteur  timide  repasse,  une  fois  dehors,  ce  qu'il  de- 
))  vait  dire,  je  vous  parcours  des  cheveux  aux  pieds, 
))  et  je  me  dis:  c'est  là  spécialement  que  j'aurais  dû 
))  poser  mes  lèvres,  là  aussi,  là  encore,  et  je  n'au- 
»  rais  pas  dû,  belle  et  bonne  amie,  relever  un  seul 
))  instant  la  tèle...  ))  (Il  laisse  tomber  sa  lettre.)  Vous 
êtes  la  femme  que  je  révais...  Et  je  vous  quitte  I 

3 


34  LE    PLAISIR    DE    ROMPRE 

BLANCHE  se  lève. 

Maurice,  Maurice,  vous  vous  écartez  du  texte  de 
la  lettre. 

MAURICE,  prenant  les  mains  de  Blanche. 

Blanche,  Blanche,  je  vous  ai  aimée  de  toute  mon 
ardeur,  et  je  crois  qu'en  ce  moment  même,  vous 
êtes  ma  seule,  ma  vraie  femme. 

BLANCHE 

Làl  Là  I  Je  vous  en  prie,  mon  ami,  vous  vous 
échauffez.  Vous  allez  dire  des  bêtises,  et  comme  je 
ce  vous  permettrai  pas  d'en  faire,  à  quoi  bon  r 

MAURICE 

Blanche,  un  mot,  et  j'envoie  promener  la  petite 
et  sa  fortune,  les  convenances  et  mon  avenir  :  je 
lâche  tout. 

BLANCHE 

Vous  feriez  ça,  vous  ? 

MAURICE 

Tout  de  suite.  Essayez... 

BLANCHE  met  ses  deux  mains  sur  les  épaules  de  Maurice. 

Merci.  Ça  fait  toujours  plaisir.  Mais  je  ne  veux 
pas  dire  le  mot.  Je  me  tais.  Je  me  tairai  obstinément. 

MAURICE 

Tes  yeux. 

BLANCHE 

Pas  même  mon  front. 


LE    PLAISIR    DE    ROMPRE  IS 

MAURICE 

Tes  lèvres,  vite. 

BLANCHB 

Rien. 

MAURIC8 

Alors,  i*aurai  tout. 

BLANCHE 

Faut-il  sonner  7 

MAURICE 

Sonner  qui>  Tes  serviteurs  sont  absents;  ta  femme 
de  ménage  ne  vient  que  le  matin. 

BLANCHE 

Je  me  défendrai  donc  toute  seule, 

MAURICE 

Contre  moi  I 

BLANCHE 

Vous  ne  me  faites  pas  peur. 

MAURICE 

J'ai  soif  de  te  reprendre. 

BLANCHE 

Je  vous  jure  que  vous  vous  en  irez  avec  la  soif 

MAURICE 

Blanche,  je  te  désire  une  dernière  fois.  Ce  serait 
délicieux.  Ce  serait  original;  ce  serait  comique. 


55  LE    PLAISIR    DE    ROMPRE 


Ce  serait  tordant. 
Blanche,  écoute  I 


BLANCHE 


MAURICE 


BLANCHE 


Oui,  j'entends,  ça  aurait  une  saveur  fine,  un  petit 
goût  d'adultère  avant  la  lettre,  avant  la  lettre  de 
faire  part  de  nos  mariages.  Vous  m'offrez  bonnement 
la  belle  en  amour,  puis  nous  nous  donnerions  la 
main,  comme  des  camarades,  et  d'un  bond,  vous 
passeriez  d'une  femme  à  l'autre.  C'est  une  trou- 
vaille, cette  idée-là. 

MAURICE 

C'est  une  idée  comme  une  autre. 

BLANCHE 

Ah  !  tenez,  vous  êtes  ridicule...  vous  êtes  malpro- 
pre. 

MAURICE 

Ah  !  flûte  I  c'est  vous  qui  êtes  ridicule  I  En  voilà 
des  façons  1  Je  vous  demande  à  qui  nous  ferions  du 
mal  et  qui  le  saurait  ? 

BLANCHB 

Moi! 

MAURICE 

Oui,  ridicule  et  mauvaise  I  Vous  reculez  par  or- 
gueil puéril,  pour  avoir  l'air  digne  et  parce  que  vous 


LE    PLAISIR    DE    ROMPRE  37 

êtes  vexée,  (Blanche  hausse  les  épaules,)  certainement 
vexée  de  mon  mariage...  comme  s'il  n'était  pas  votre 
œuvre!  Car  vous  m'y  avez  poussé,  malgré  moi. 
Ainsi  vous  excusiez  le  vôtre  préparé  sournoisenient. 
11  fallait  m'éloigner,  M.  Guireau  attendait  à  la  porte. 

BLANCHE 

Maurice,  je  vous  en  supplie  ! 

MAURICE 

La  preuve  que  je  dis  la  vérité,  c'est  que,  moi,  je 
vous  sacrifierais  sur  l'heure  sans  regret,  une  fortune 
dont  je  me  moque,  et  que  vous  I... 

BLANCHE 

Cela  prouve  seulement  que  vous  vous  égarez,, 
Maurice,  et  que  j'ai  de  la  raison  pour  nous  deux. 

MAURICE 

Ohi  bien,  bien,  cessez  de  pleurer... 

BLANCHE 

Je  ne  pleure  pas. 

MAURICE 

...  de  vous  tordre  les  bras  ;  puisque  je  vous  cho- 
que, je  me  retire.  Après  tout,  j'y  tenais,  parce  que 
je  croyais  que  vous  ne  demandiez  pas  mieux.  Mais 
je  n'y  tenais  pas  tant  que  ça.  Enfin_,  je  n'y  tiens 
plus.  Bonjour,  au  revoir,  bonne  nuit,  adieu.  Bien 
des  choses  à  M.  Guireau  1 

Il  fait  ces  préparatifs  de  faux  départ  qui  consistent  à 
prendre  son  chapeau  et  sa  canne  et  à  les  poser  pour 
les  I  éprendre  encore  et  les  reposer. 


38  LE    PLAISIR    DE    ROMPRE 

BLANCHE,  avec  une  mélancolie  douloureuse,  sans  regarder 
Maurice. 

Fallait-il  finir  si  misérablement  1  C'est  avec  des 
insultes  que  vous  me  quittez,  quand  vous  êtes  venu, 
ce  soir  que  rien  ne  vous  y  forçait,  en  bon  garçon 
désireux  d'être  loyal  et  tendre  jusqu'au  bout.  Nous 
étions  fiers  l'un  de  l'autre.  Les  amants  ne  valent 
que  par  les  souvenirs  qu'ils  se  laissent  et  nous  tâ- 
chions, c'était  un  joli  effort,  de  nous  laisser  des  sou- 
venirs précieux.  Ah  !  maladroit  I 

■  MAURICE  revient  lentement. 

Oui,  maladroit.  Je  gâte  tout.  Vous  ne  cessez  pas 
d'être  une  adorable  amie  et  moi  je  ne  réussis  qu'à 
vous  révolter.  Je  me  reconnais  bien  là.  Je  me  fais 
toujours  de  grandes  promesses  que  je  ne  peux  ja- 
mais tenir.  Rien  ne  me  changera.  Je  prévois  que  je 
ne  tourmenterai  pas  qu'une  femme  dans  ma  vie,  et 
pour  continuer,  dès  que  je  vous  aurais  quittée,  j'irai, 
comme  vous  le  disiez  tout  à  l'heure,  retrouver  l'autre, 
celle  qui  m'attend  là-bas,  et  si  elle  n'est  pas  un  ange 
de  docilité,  sincèrement  je  la  plains. 

BLANCHE 

Voilà  que  vous  vous  noircissez.  Au  fond,  vous 
n'êtes  pas  méchant,  mais  quelquefois  vous  éprou- 
vez du  plaisir  à  dire  des  choses  dures. 

MAURICE 

Si  vous  croyez  que  ça  m'amuse  toujours! 

BLANCHE 

Je  sais  que  vous  ne  les  pensez  pas. 


LE    PLAISIR    DE    ROMPRE  SQ 


MAURICE 

Non.  Malgré  moi,  elles  me  passent  toutes  seules 
par  la  tête. 

BLANCHE 

Jusqu'à  présent,  votre  conduite  était  irréprocha- 
ble. Tout  allait  si  bien!  Qu'est-ce  qui  vous  a  pris? 

MAURICE 

Je  ne  sais  pas...  Un  accès. 

BLANCHB 

Allons,  vous  n'avez  eu  que  ce  petit  instant  d'er- 
reur, et  je  vous  pardonne. 

Elle  lui  tend  la  main. 

MAURICE 

Vous  pardonnez  toujours  !  mais  votre  pardon  ne 
m'excuse  pas.  (Lui  tenant  les  mains.)  Manquée  à  cause 
de  moi;  ratée  notre  rupture!...  Malin,  va!  Il  ne  me 
reste  qu'à  vous  débarrasser  de  ma  piteuse  personne. 
Pourvu  que  je  ne  revienne  pas  machinalement  de- 
main!... Où  en  étions-nous?  Tout  est  réglé?  Vous 
ne  me  devez  rien,  je  ne  vous  dois  rien? 

BLANCHE 

Oh!  voulez-vous  un  reçu? 

MAURICE 

Ah!  un  reçu  daté  et  signé  que  je  jetterais  galam- 
ment le  jour  des  noces,  dans  la  corbeille  de  ma- 
ri a 'je... 


40  LE    PLAISIR    DE    ROMPRE 

BLANCHE 

Faites  attention  ! 

MAURICE 

Oui,  je  sens  que  chaque  parole  que  je  prononce 
maintenant  ne  peut  être  qu'une  maladresse  de  plus. 
Tantôt  j'ai  l'air  de  quitter  une  compagne  de 
voyage  :  moi,  je  suis  arrivé,  je  descends  et  je  salue, 
correct  et  banal;  et  tantôt  je  voudrais  dire  quelque 
chose  de  très  profond,  de  très  doux,  de  décisif,  le 
mot  de  la  fin;  je  ne  trouve  pas.  Je  ne  peux  cepen- 
dant pas  sortir  à  l'anglaise.  Mon  Dieu,  inspirez  un 
pauvre  homme,  et  vous-même,  ma  triste  et  géné- 
reuse amie,  aidez-moi. 

BLANCHE 

Vous  me  faites  peine  et  pitié!  Ne  vous  torturez 
pas.  Ne  cherchez  rien.  Ne  dites  rien  et  allez-vous  en. 

MAURICE 

Je  m'en  vais.  Si  au  moins  j'étais  sûr  que  vous 
êtes  calmée. 

BLANCHE 

Je  suis  calme.  Allez  et  soyez  heureux...  Et  votre 
petit  paquet  sur  la  table? 

MAURICE,  qui  s'en  allait,  revient. 

Oui,  j'y  pense...  Si  vous  pouviez  reposer  vos 
nerfs  fatigués,  dormir. 

BLANCHE 

J'essaierai.  Je  suis  lasse.  Laissez-moi,  je  voudrais 

être  seule. 


LE    PLAISIR    DE    ROMPRE  4I 


MAURICE 


Appuyez-vous  sur  ce  coussin.  Voulez-vous  que  je 
baisse  la  lampe? 


BLANCHE 


Non.  Ce  serait  lugubre.  Arrangez  le  feu;  je  fris- 
sonne. (Maurice  se  précipite  pour  arranger  le  feu,  puis  il  va, 
sur  la  pointe  du  pied,  baiser  la  main  de  Blanche.)  VouS 
êtes  encore  là? 

MAURICE 

Chut  !  ne  vous  occupez  pas  de  moi,  je  suis  parti.  II 
n'y  a  plus  personne  près  de  vous. 

BLANCHE 

Quel  vide  (  Que  de  choses  vous  emportez  ! 

MAURICE,  soulevant  la  tenture. 
Il  VOUS  reste  le  beau  rôle. 

Il  sort.  —  La  tenture  se  referme.  Blanche  regarde. 


Rideau. 


LE  PAIN  DE  MÉNAGE 

COMÉDIE    EN    UN    ACTE 
Représentée,  pour  la  première  fois,  le  i6  mars  1898,  au  Figaro^ 


A 

TRISTAN  BERNARD 

Souvenir  de  notre  affectueuse  entente. 


PERSONNAGES 


MARTHE. 
PIERRE. , 


Au  Figaro. 

M»« 

Marthe  Brandès. 

M. 

Lucien  Guitry. 

Aux  Mathurins. 

Mil. 

Blanche  Toutain. 

M. 

Tarride. 

Au  Gymnase. 

Mlle 

Andrée  Mégard 

M. 

GÉMIEK. 

A 

La  Renaissance. 

MU« 

Jane  Heller 

M. 

Frédal 

LE 

PAIN    DE   MÉNAGE 


Un  salon  de  campagne,  —  fenêtres  sur  jardin,  —  porte 
à  droite  et  à  gauche. 


PIERRE,   MARTHE. 

Pierre  se  promène  d'une  fenêtre  à  l'autre.  iMarthe  est  assise 
près  d'une  table  à  thé. 

MARTHE.  Elle  a  la  figure  étonnée  et  rieuse  d'une  femme  qui 
ne  veut  pas  croire  ce  qu'on  rieni  de  lui  dire. 

Comment!  Depuis  que  vous  êtes  marié,  vous  n'a- 
vez jamais  eu  de  maîtresse? 

PIERRE 

Jamais. 

MARTHE 

Vous  pouvez  bien  me  le  dire,  puisque  nous  cau- 
sons  librement.   N'ayez  pas  peur   qu'on  vous  en- 


48  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 

tende?...  (Elle  désigne  un  des  côtés  du  chalet.)  Votre 
femme  veille  près  de  sa  petite  filb  qui  était  toute 
grognon  au  dîner  ;  elle  craint  une  mauvaise  nuit, 
mais  ce  ne  sera  rien. 

PIERRE 

Je  l'espère. 

MARTHE 

Les  dents,  peut-être) 

PIERRE 

Sans  doute,  je  ne  sais  pas. 

MARTHE 

Chère  petite!  Sa  maman  ne  la  quitterait  pas  pour 
vous  surprendra  aux  pieds  d'une  autre  femme. 
Allons,  dites-le  moi. 

PIERRE 

Je  vous  le  dis  :  jamais. 

MARTHE 

Vous  ne  me  le  diriez  pas. 

PIERRE 

Je  vous  le  dirais,  pour  me  faire  valoir, 

MARTHE 

Au  moins,  vous  avez  eu  des  tentations? 

PIERRE 

Nonl...  Ah!  si,  une. 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE  <{Q 


MARTHE 

Dites? 

PIERRE 

Je  me  rappelle  qu'un  jour,  dans  la  rue,  à  je  ne 
sais  quel  passage  de  princes  exotiques,  j'ai  bous- 
culé une  jeune  dame  pas  mal,  très  bien,  ma  foi, 
qui  a  daigné  sourire  à  mes  excuses.  Il  y  avait  tant 
de  monde,  sans  compter  un  kiosque  de  journaux  qui 
ne  voulait  pas  se  déranger,  qu'elle  ne  voyait  rien, 
ni  moi  non  plus.  Nous  nous  sommes  mis  à  l'écart. 
Comme  je  lui  débitais  des  galanteries  vagues,  elle 
m'a  donné  son  adresse  exacte  et  elle  m'a  invité  à 
lui  faire  une  visite.  Je  ne  l'ai  pas  faite.  J'ai  envoyé 
à  ma  place  une  boîte  à  gants,  vide. 

MARTHE 

Pourquoi  vide? 

PIERRE 

Parce  que  ça  coûte  moins  cher. 

MARTHE 

C'était  si  peu  de  chose,  votre  dame? 

PIERRE 

C'est  ce  que  j'ai  de  plus  mondain  a  vous  ofFrir, 
Le  reste  ne  vaut  pas  un  aveu. 

MARTHE 

Si,  si,  ça  m'intéresse,  je  raffole  de  ces  confiden- 
ces. 


SO  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 

PIERRE 

Je  me  rappelle  qu'une  autre  fois...  ohl  non... 

MARTHE 

Si,  si! 

PIERRE 

...  je  regardais  une  petite  bonne  qui  venait  d'en- 
trer à  la  maison.  Elle  essuyait  les  meubles  de  mon 
cabinet  de  travail  avec  une  application  sournoise. 
Elle  rôdait  d'un  pied  de  table  à  un  bâton  de  chaise. 
Il  faisait  lourd,  orageux.  Elle  reluisait  comme  une 
tartine.  Elle  m'agaçait.  Brusquement...  vous  me 
faites  rougir...  je  l'ai  embrassée  un  bon  coup. 

MARTHE 

Quelle  horreur  1  Sur  la  joue? 

PIERRE 

Je  ne  sais  pas,  au  juger,  sans  voir.  Et  je  me  suis 
sauvé  1 


Ohl  le  lâche! 


MARTHE 


PIERRE 


Lâche  et  méchant,  car  au  premier  prétexte  je  l'ai 
fait  flanquer  à  la  porte.  Je  ne  sais  pas  si  elle  a 
compris  quelque  chose  à  son  aventure. 

MARTHE 

Elle  aurait  dû  demander  des  explications  à  votre 
femme.  Et  une  autre  fois? 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE  5l 

PIERRE 

C'est  tout.  Ah!  dame!  ce  n*est  pas  riche.  Ayez 
pitié  d'un  pauvre  homme.  Il  y  a  des  maris  fidèles. 
J'en  suis  un. 

MARTHE 

Vous  croyez  à  la  fidélité  des  hommes? 

PIERRE 

Je  crois  à  la  mienne,  je  suis  bien  forcé.  Je  crois 
encore  à  celle  de  votre  mari.  Et  vous? 

MARTHE 

Sans  effort.  Et  depuis  combien  d'années  êtes-vous 
marié? 

PIERRE 

Douze.  Je  me  suis  marié  jeune,  dès  que  j'ai  eu 
l'âge  de  raison. 

MARTHE  se  lève,  moqueuse. 
Douze  ! 

PIERRE 

Et  je  ne  compte  pas  les  mois  de  fiançailles. 

MARTHE 

Laissez-moi  vous  regarder. 

PIERRE 

Regardez,  regardons-nous.  Je  ne  me  lasserai  pas 
le  premier.  Ça  m'est  égal  d'avoir  l'air  ridicule  de- 
vant vous.  Je  sais  que  vous  ne  vous  fiez  pas  aux 
apparences. 


52  LE  PAIN  DE  MÉNAGE 

MARTHE 

Vous,  ridicule  I  Vous  méritez  du  bronze  et  une 
niche.  Vous  êtes  un  saint. 

PIERRE 

Mais  vous  qui  faites  le   malin,  voulez-vous  me 
dire  si  vous  avez  eu  des  amants  ? 

MARTHE 

Cette  question,  à  moi  1  Des  amants,  au  pluriel  t 
Pourquoi  faire  ? 

PIERRE 

Pour  tromper  plusieurs  fois  votre  mari...  J'exa- 
gère ? 

MARTHE 

Totalement. 

PIERRE 

Vous  n'avoueriez  pas. 

MARTHE 

Mais  si,  ça  me  ferait  valoir. 

PIERRE 

Comme  on  a  dû  vous  faire  la  cour  > 

MARTHE 

Pas  tant  que  vous  croyez. 

PIERRE 

Cette  blague  I 


LE    PAIN    DE    flîÉNAGE  53 


MARTHE 

Non,  coquetterie  à  part.  Jeune  fille,  j'ai  mis  en 
flamme,  comme  toutes  les  jeunes  filles,  un  cœur  ou 
deux  ;  on  a  fait  une  chute  de  cheval  sous  mes  fenê- 
tres... 

PIERRE 

Ohl 

MARTHE 

On  l'a  faite  adroitement,  ça  compte  tout  de 
même  et  je  m'en  honore  ;  mais  depuis,  rien.  Une 
fois  mariée,  je  n'ai  pas  eu  la  curiosité  de  regarder 
par  la  fenêtre. 

PIERRE 

Craignez- VOUS    que   votre    mari    écoute?...    La 
chasse  d'aujourd'hui  l'a  rompu.  Il  dort  —  (Pierre  dé- 
signe l'autre  côté  du  chalet.)  —  dans  son   lit,  en  toute 
sécurité.  Vous  osez  me  dire  qu'aucun  homme  ne 
s'est  encore  risqué. 

MARTHE 

Je  le  soutiens. 

PIERRE 

La  mémoire  vous  fait  défaut,  on  vous  a  écrit  des 
lettres  ? 

MARTHE 

On  savait  bien  que  mon  mari,  après  les  avoir  lues, 
m'aurait  défendu  de  répondre. 


54  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 

PIERRE 

C'est  fort. 

MARTHE 

C'est  comme  ça. 

PIERRE 

Je  me  demande  à  quoi  les  hommes  qui  vous  con- 
naissent occupent  leurs  loisirs. 

MARTHE 

Mon  ami,  ces  choses-là  se  passent  à  peu  près  de 
la  même  façon  dans  tous  les  milieux.  Les  hommes, 
sans  cesse  à  l'affût,  il  est  vrai,  ne  s'approchent 
pourtant  que  si  on  leur  fait  signe. 

PIERRB 

Quel  signe? 

MARTHE 

Oh  !  il  varie  avec  le  milieu  et  il  échappe  aux  in- 
différents comme  vous.  Mais  il  y  a  toujours  un  si- 
;gne. 

PIERRB 

Faites-le,  pour  voir. 

MARTHE 

Non,  je  ne  veux  pas  faire  de  signe,  à  personne. 
Voilà  mon  secret. 

PIERRE 

Quoi  I   vous  n'avez  rien  à  la  conscience  que  je 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE  55 

pourrais  vous  reprocher  :  une  peccadille,  une  tache 
imperceptible  ? 

MARTHE 

Il  n'y  a  pas  que  vous  d'immaculé,  mon  ami.  Je 
vous  assure  que  je  vous  le  dirais.  Entre  nous,  ça 
n'a  aucune  importance. 

PIERRE 

Aucune.  Vous  voyez  bien  que,  vous  aussi,  vous 
n'êtes  qu'une  honnête  femme,  et  vous  ne  serez  ja- 
mais qu'une  honnête  femme. 

MARTHE 

Vous  me  dites  ça  avec  mépris. 

PIERRE 

Je  vous  le  dis  avec  respect  :  vous  ne  serez  jamais 
qu'une  honnête  femme. 

MARTHE 

Oh!  Oh! 

PIEKRB 

Ahl  Ah! 

MARTHE 

Vous  m'engagez  trop.  Je  suis  une  honnête  femme 
jusqu'à  présent.  Mais  je  ne  crie  pas,  sur  les  toits, 
que  je  serai  toujours  une  honnête  femme.  Est-ce 
que  je  le  sais  ?  A  la  vérité,  je  n'en  sais  rien.  Je  n'ai 
aucune  envie  de  tromper  Alfred,  et  pourtant  je  se- 
rais  désolée   d'avoir   la  certitude  de  ne   jamais  le 


56  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 

tromper.  Ce  serait  là  une  certitude  un  peu  niaise, 
un  peu  humiliante.  Je  réponds  d'hier,  je  réponds 
même  d'aujourd'hui.  Je  ne  prétends  pas  que  ce  soit 
héroïque,  mais  c'est  déjà  suffisant. 

PIERRE 

Et  vous  faites  vos  réserves  pour  l'avenii. 

MARTHE 

Je  fais  la  part  de  l'imprévu,  des  heures  de  crise, 
où  tout  ce  qu'on  s'était  juré  et  rien,  c'est  la  même 
chose.  Je  refuse  de  prononcer  des  vœux  de  fidélité 
éternels.  Je  suis  une  honnête  femme  qui  doute  quel- 
quefois de  sa  résistance.  Ma  vie,  jusqu'à  ce  jour,  a 
glissé  droite  et  légère,  sur  une  glace  pure.  Mais  il 
faut  craindre  l'accident.  Je  le  crains.  Je  l'imagine, 
et  je  frissonne  de  peur.  C'est  très  agréable. 

PIERRE 

Voilà  !  voilà  !  Vous  parlez  en  femme  qui  n'est 
pas  sotte.  Vous  tomberez,  s'il  le  faut,  demain  ou 
après-demain.  On  ne  peut  pas  fixer  la  date  d'un 
accident. 

MARTHE 

J'accorde  seulement  qu'il  est  possible. 

PIERRE 

Probable. 

MARTHE 

Non,  il  me  répugne  de  préciser  davantage.  L'i- 
dée perverse  m'amuse  d'abord,   mais  je  sens  vite 


L^    PAIv    DE    MÉNAGE 


que  la  chose  n'aurait  rien  de  drôle,  n'importe  quand 
et  n'importe  avec  qui.  Pour  que  l'image  de  l'adul- 
tère ne  me  fasse  pas  baisser  d'écœurement  les  yeux, 
il  faut  qu'elle  reste  dans  le  vague  et  le  lointain. 

PIERRE 

Elle  peut  vous  mener  loin. 

MARTHB 

Je  ne  suis  pas  pressée. 

PIERRE 

Ni  moi,  ni  votre  mari  non  plus,  ni  ma  femme 
non  plus.  Ainsi,  dans  ce  rustique  chalet,  où  nous 
vous  offrons,  pour  quelques  semaines  d'automne, 
une  hospitalité  amicale,  il  y  a  réunies  quatre  per- 
sonnes mariées,  et,  par  un  hasard  extraordinaire, 
ces  quatre  personnes  sont  toutes  les  quatre  d'une 
fidélité  à  l'abri  des  coups  de  foudre.  Vous  aimez 
bien  votre  mari,  votre  mari  vous  aime  bien,  ma 
femme  m'aime  bien  et  j'aime  bien  ma  femme.  Sous 
le  même  toit,  sur  deux  ménages,  il  y  a  deux  ména- 
ges modèles.  Deux  sur  deux  !  Nous  réalisons  le 
maximum...  sauf  erreur. 

MARTHB 

Moi,  je  n'en  cherche  pas. 

PIERRE 

Vous  auriez  tort  :  votre  mari  est  jeune,  beau 
garçon... 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE 


MARTHE 

Distingué. 

PIERRE 

Beau  garçon,  plus  beau  garçon  que  moi.  Il  est 
moins  fort,  mais  il  a  une  bonne  santé. 

MARTHE 

Excellente  ;  un  peu  sujet  aux  migraines. 

PIERRE 

Ce  n'est  pas  grave.  Cela  vient  de  ce  qu'il  pos- 
sède, dans  toute  l'acception  du  mot,  la  plus  jolie 
femme  de  Paris. 

MARTHE 

Une  des  plus  jolies  femmes 

PIERRE 

0ht  pendant  que  j'y  étais!..  Et  comme  il  vous 
aîme  beaucoup... 

MARTHE 

Beaucoup. 

PIERRE 

Et  que  vous  l'aimez  beaucoup... 

MARTHE 

Beaucoup. 

PIERRE 

Je  conclus  que  vous  ne  vous  ennuyez  pas 


LE  PAIN  DE  MÉNAGE  59 

MARTHE 

Rarement.  Mais  plaignez-vous  donc.  Vous  n'êtes 
pas  mal. 

PIERRE 

Je  suis  mieux  que  ça. 

M  ART  H  B 

Quant  à  votre  femme... 

PIERRE 

Vous  avez  une  manière  discrète  d'insister  sur 
mes  mérites  personnels  ! 

MARTHE 

C'est  que  j'ai  hâte  de  faire  l'éloge  de  votre  femme, 
qui  vaut  encore  mieux  que  vous,  quel  que  soit  vo* 
tre  prix.  C'est  une  perle. 

PIERRE,  gravement. 
Inestimable. 

MARTHE 

Elle  a  un  genre  de  beauté  bien  à  elle. 

PIERRE 

Et  bien  à  moi. 

MARTHE 

Je  ne  lui  connais  que  des  qualités  :  elles  les  a  tou» 
tes. 

PIERRE 

Elle  a  même  des  vertus.  C'est  la  seule  femme  de 
notre  monde  qui  ait  des  vertus. 


60  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 

MARTHE 

La  seule? 

PIERRE 

Ne  réclamez  pas.  Une  vertu,  une  vraie  vertu, 
c'est  trop  sérieux  pour  vous. 

MARTHE 

Ah!  et  citez-moi,  s'il  vous  plaît,  une  vertu  à  la- 
quelle je  ne  puisse  prétendre. 

PIERRE 

Je  cite  au  hasard,  la  première  venue,  la  bonté. 

MARTHE 

Je  ne  suis  pas  bonne  ? 

PIERRE 

Si,  de  cette  espèce  de  bonté  qui  n'abîme  pas  le 
teint. 

MARTHE 

Comment  ?  Je  ne  suis  pas  bonne  pour  mon  mari, 
pour  mes  enfants,  mes  amis? 

PIERRE 

Et  pour  vos  pauvres.  En  effet,  votre  mari  vous 
brutalise,  vos  enfants  sont  des  monstres  que  les 
photographes  se  disputent,  vos  amis  vous  assom- 
ment de  compliments,  et  les  pauvres  ne  vous  disent 
même  pas  merci;  cependant  vous  n'en  voulez  ni 
aux  uns,  ni  aux  autres.  Et  comme  toute  votre  bonté 
y  passe,  vous  n'en  avez  jamais  de  reste. 


LE  PAIN  DE  MÉNAGE  6l 

MARTHE 

Votre  femme  est  plus  généreuse? 

PIERRE 

Ohl   n'essayez   pas   de   lutter.   Dans    n'importe 
quelle  occasion  de  se  dévouer,  Berthe  vous  battrait 


Exemple? 


MARTHE 


PIERRE 


Exemple  :  Si  votre  mari  vous  trompait,  que  te- 
riez-vous  ? 

MARTHE,  sans  hésiter. 

J'ai  deux  projets,  à  mon  choix  :  Premièrement, 
si  mon  mari  me  trompe,  je  le  trompe  tout  de  suite, 
tout  de  suite,  avec  le  plus  voisin  de  ses  amis.  Et  ce 
sera  si  vite  fait,  que  mon  mari  et  moi,  nous  ne  sau- 
rons même  plus  lequel  des  deux  aura  commencé. 

PIERRE 

Quoique  vulgarisée,  cette  méthode  ne  me  déplaît 
pas.  Nous  habitons  la  môme  rue  à  Paris  :  j'ai  des 
chances.  Voyons  l'autre. 

MARTHE 

Le  soir  même  du  jour  où  je  m'apercevrai  de  quel- 
que chose,  et  chaque  soir,  jusqu'à  ce  que  la  leçon 
profite,  je  me  ferai  si  tendre  et  si  exigeante,  que 
mon  mari  ne  paraîtra  plus  à  sa  maîtresse  qu'un 
amant  hors  de  service. 


6a  LE    PAIN    DE    MÉNAGB 


PIERRE 


C'est  assez  original,  mais  d'une  exécution  péni- 
ble. 

MARTHE 

C'est  un  tour  de  force.  Je  peux  ne  pas  réussir, 
mais  si  je  réussis,  quel  dédain  pour  Alfred,  quand 
je  l'aurai  ruiné  I 

PIERRE 

Comme  vous  êtes  bonne! 

MARTHB 

Je  suis  juste. 

PIERRE 

La  bonté  se  moque  un  peu  de  la  justice. 

MARTHE 

Que  ferait  donc  votre  femme  à  ma  place? 

PIERRE 

Je  la  questionne  souvent.  —  «  Que  ferais-tu?  lui 
dis-je.  —  Ne  parlons  pas  de  ça,  dit-elle.  —  Parlons- 
en;  tout  arrive.  —  Je  ne  peux  pas  croire  que  ce 
malheur  puisse  m'arriver.  —  Moi  non  plus,  mais 
je  suppose.  —  Tais-toi,  dit-elle,  tu  me  tourmentes. 

—  Ma  chère  petite,  lui  dis-je,  il  est  impossible  que 
tu  n'aies  pas  tes  idées  sur  l'adultère,  une  théorie 
comme  toutes  les  femmes.  Tu  y  penses  quelquefois. 

—  Jamais,  dit-elle.  —  Penses-y  donc  un  instant, 
réfléchis  une  minute  et  réponds  :  c'est  pour  rire. 
Si  je  te  trompais,  que  ferais-tu?  —  J'aurais  beau- 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE  63 


coup  de  chagrin.  —  Je  l'espère  bien.  D'ailleurs, 
j'en  aurais  peut-être  plus  que  toi.  Mais  après)  te 
vengerais-tu?  me  pardonnerais-tu?  Que  ferais-tu> 
—  Rien,  rien.  —  »  —  Et  si  j'insiste  encore,  elle  se 
met  d'avance  à  pleurer. 

MARTHE 

C'est  ce  que  vous  appelez  de  la  bonté? 

PIERRE 

C'est  ce  que  toutes  les  femmes  qui  en  sont  inca- 
pables appellent  de  la  bêtise. 

MARTHE 

Mais,  mon  ami,  quand  on  a  une  femme  comme 
la  vôtre,  on  reste  chez  soi. 

Elle  s'éloigne. 

PIERRE 

C'est  ce  que  je  fais,  depuis  douze  ans.  Bonsoir! 

MARTHE,  avec  simplicité. 
Ohl  pardon  I  Bonsoir. 

PIERRE 

Naturellement,  bonsoir  !  Puisque  vous  êtes  la  plus 
heureuse  des  femmes,  et  moi  le  plus  heureux  des 
hommes,  puisque  l'union  de  nos  ménages  est  indé- 
chirable, que  faisons-nous  là,  tous  deux,  à  dix  heu- 
res passées,  tandis  que  ma  femme  veille  et  que 
votre  mari  dort>  Ça  ne  vaut  rien  au  bonheur  de  se 
coucher  si  tard.  Allez  le  rejoindre  1  Je  vais  la  retrou- 
ver. 


04  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 


Allons. 


MARTHE 


PIERRE 


Car  il  est  inexplicable,  notre  faible  pour  ce  sujet 
de  conversation.  Dès  que  nous  sommes  seuls,  dans 
ce  salon,  dans  le  jardin  ou  à  la  promenade,  tout  à 
coup  votre  œil  s*anime  et  je  sens  que  je  vais  briller  : 
«  Que  pensez-vous  de  l'amour?  » 

MARTHE 

«  Avez-vous  un  amant?  » 

PIERRE 

«  Aurez-vous  bientôt  une  maîtresse?  Où  la  mettrez- 
vous?  ))  C'est  notre  petit  jeu  préféré. 

MARTHE 

Il  est  innocent,  puisqu'il  se  termine  chaque  fois 
par  le  double  éloge  de  votre  femme  et  de  mon 
mari. 

PIERRE 

Mais  pourquoi  parlons-nous  d'autre  chose  en  leur 
présence? 

MARTHE 

On  ne  parle  bien  de  ces  choses- là  qu'à  deux. 

PIERRE 

Mais  alors,  madame,  c'est  avec  votre  mari  qu'il 
faut  en  parler.  Et  je  vous  en  défie.  Vous  ne  tarde- 
riez guère  à  bâiller.  Pourquoi? 


LE  PAIN  DE  MÉNAGE  65 

MARTHE 

Parce  qu'Altred  peut  m'aimer  sans  me  parler 
d'amour.  C'est  un  passionné  qui  serre  les  dents.  Il 
déteste  ce  genre  de  conversation.  Il  le  trouve  stu- 
pide.  Il  prétend  qu'on  n'y  dit  que  des  sottises. 

PIERRE 

Les  imbéciles,  mais  vous  et  moi? 

MARTHE 

Nous  sommes  les  deux  personnes  les  plus  spiri- 
tu'jlles  que  nous  connaissions. 

PIERRE 

Et  n'est-ce  pas  que  vous  prenez  plaisir  à  nos  ba 
vardages> 

MARTHE 

Oui,  je  l'avoue. 

Ils  se  sont  assis. 

PIERRE 

Un  plaisir  que  vous  ne  devez  pas  à  votre  mari 
que  vous  aimez,  et  que  vous  me  devez,  à  moi  que 
vous  n'aimez  pas,  que  vous  n'aimez  pas  !  ce  qui 
m'est  bien  égal,  puisque  je  ne  vous  aime  pas. 

MARTHE 

Dieu  merci!  je  le  dirais  tout  de  suite  à  votre 
femme. 

PIERRE 

Berthe  refuserait  de  vous  croire.  Elle  est  très 
tranquille.  Nous  sommes  tous  très  tranquilles.  Mais 

5 


66  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 

puisque  sans  nous  aimer,  chère  madame,  nous  ne 
nous  plaisons  qu'à  parler  d'amour,  qu'est-ce  que  ce 
plaisir  qui  ne  mène  à  rien? 

MARTHE 

Le  plaisir  toujours  à  la  mode,  le  plaisir  de  flirter. 

PIERRE 

Oh  t  flirter,  ce  mot-là  m'énerve.  Flirt!  flirt!  c'est 
crispant  comme  une  automobile  sous  pression.  Lais- 
sez donc  aux  Anglais  leurs  petits  bouts  de  mots. 
Qu'ils  aient  au  moins  ça  en  Angleterre. 

MARTHE 

Je  ne  tiens  pas  aux  mots.  Mettons  que  ce  soit  un 
plaisir  platonique. 

PIERRE 

Ohl  platonique!  C'est  encore  plus  laid.  Ça  sent 
Toffice  et  la  pharmacie.  De  grâce,  choisissez  vos 
expressions,  quand  il  s'agit... 

MARTHE 

De  quoi  ?  il  me  semble  que  vous  n'êtes  plus  clair. 

PIERRE 

De  notre  bonheur  même.  Oui,  oui,  oui,  ce  plai- 
sir d'être  là,  seuls,  l'un  près  de  l'autre,  de  dire 
des  riens,  avec  mystère,  de  célébrer,  avec  pompe, 
les  louanges  de  nos  ménages  et  de  traiter  comme 
des  psychologues  professionnels,  mais  en  cachette, 
toutes  les  questions  de  l'amour,  c'est  la  preuve  que 
vous  vous  vantez  et  que  je  me  vante  et  que  votre 
bonheur  parfait  est  surfait. 


LE  PAIN  DE  MÉNAGE  67 

MARTHE 

Vous  VOUS  trompez  ;  moi,  je  suis  absolument  heu- 
reuse. 

PIERRE 

Ce  n'est  pas  vfai  I 

MARTHE 

Mon  ami,  prenez  garde. 

PIERRE 

Oh  !  je  prends  garde.  Je  me  garde  de  toute  plai- 
santerie vulgaire  sur  votre  mari.  C'est  un  homme 
que  je  place  très  haut  dans  mon  estime  et  qui  me 
vaut  bien. 

MARTHE 

Vous  le  flattez. 

PIERRE 

Je  lui  rends  justice. 

MARTHE 

C'est  réciproque. 

PIERRE 

Entendu.  Mais  il  y  a  des  choses  qu'il  ne  sait  pas 
vous  dire  comme  je  vous  les  dirais.  Et  cela  vous 
manque,  si,  si.  Etes-vous  femme,  oui  ou  non? 

MARTHE 

Non.  —  Quelles  choses  > 

PIERRE 

Il  ne  sait  pas  vous  dire  comme  moi,  que  vous  êtes 


58  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 

me  femme  d'un  goût  exquis  et  que  vous  vous  ha- 
jillez...  comme  une  fleur! 

MARTHE 

Berthe  aussi  s'habille  très  bien. 

PIERRE 

Elle  ne  porte  que  du  classique.  —  Il  ne  se  rap- 
pelle pas,  comme  moi,  votre  mari,  certain  chapeau 
de  l'année  dernière,  tout  chargé  de  cerises  rouges, 
il  fallait  être  vous,  pour  porter,  avec  une  témérité  de 
vieux  révolutionnaire,  un  chapeau  de  cette  crânerie. 
il  éclatait  sur  le  boulevard.  Il  affolait  les  yeux.  On 
ne  voyait  que  vos  cerises.  Il  devait  donner  l'envie 
aux  gamins  d'y  grimper  et  de  ne  pas  vous  en  lais- 
ser une.  Et  il  vous  allait  !  Il  vous  allait  I 

MARTHE 

Il  m'allaitbien,  n'est-ce  pas? 

PIERRE 

Il  vous  allait  comme  le  beau  tempç  à  la  nature. 

MARTHE 

C'est  gentil,  ça. 

PIERRE 

Tiens,  parbleu  I  je  vous  crois.  Et  ces  gentilles- 
ses-là, est-ce  votre  mari  qui  vous  les  dirait? 

MARTHE 

11  m'en  a  dit. 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE  ÔQ 

PIERRE 

Il  ne  vous  en  dit  plus. 

MARTHE 

Quelques-unes. 

PIERRE 


Pas  souvent. 
Quelquefois. 


MARTHE 


PIERRE 

Il  vous  en  dira  de  moins  en  moins,  je  vous  l'af- 
firme. Et  je  le  trouve  excusable.  C'est  fatigant  à  la 
longue.  Il  a  perdu  l'habitude.  Je  parie  qu'il  ne  vous 
dit  pas  que  vous  êtes  intelligente? 

MARTHE 

Oh  !  ça  !  , 

PIERRE 

Je  ne  veux  pas  dire  que  vous  ne  faites  que  rouler 
dans  votre  tête  des  pensées  de  Pascal.  Mais  vous 
avez  l'intelligence  du  geste,  du  regard,  du  sourire, 
de  la  réplique  !  A  chaque  trait  qui  vous  frappe,  voub 
étincelez. 

MARTHE 

Je  place  mon  mot,  comme  une  autre,  à  l'occasion. 
C'est  moins  un  mot  d'esprit  qu'un  mot  du  cœur. 

PIERRE 

Cet  air  modeste  I  Mais  vous  êtes  une  Parisienne 


70  LE    PAIN    DE    MÉNAGB 

exceptionnelle  et  rayonnante,  qui  sait  tout,  qui  lit 
tout,  qui  peut  tout  dire  et  tout  juger.  Car  c'est  in- 
croyable :  vous  auriez  le  droit  d'être  frivole,  évapo- 
rée, aérienne,  et  vous  avez  du  bon  sens,  du  gros 
bon  sens. 

MARTHE 

J'ai  mes  petites  idées  et  j'y  tiens. 

PIERRE 

C'est  énorme.  Plus  intelligente,  vous  le  seriez 
trop.  Vous  ne  laisseriez  rien  aux  messieurs  qui  vous 
détesteraient.  Voilà  ce  que  votre  mari  ne  vous  dit 
jamais.  Il  ne  vous  dit  même  plus  que  vous  êtes  jo- 
lie. (Marthe  déjà  rêveuse  ne  re'ponci  pas.)  Je  m'en  dou- 
tais. Et  pourtant  il  le  sait  ;  d'ailleurs  tout  le  monde 
le  sait  :  vous  êtes  unanimement  jolie. 

MARTHE 

Mais  il  est  de  plus  en  plus  gentil.  Qu'est-ce  qu'il 
a  donc,  ce  soir  ? 

PIERRE 

Je  ne  vous  accable  pas  d'injures,  hein  1  Essayez 
de  vous  fâcher. 

MARTHE 

Je  ne  peux  pas. 

PIERRE 

Mettez-vous  en  colère  parce  que  je  vous  dis  que 
lorsque  vous  montez  les  Champs-Elysées,  il  y  a,  de 
chaque  côté  de  l'avenue,  un  mouvement  de  curiosité, 


LE    PAIN    DE    MENAGE 


un  vif  remue-ménage  de  chaises.  Tout  s'incline  sur 
votre  sillage,  votre  cocher  se  dresse  avec  plus  de  style, 
etparmiles  voituresqui  semblent  s'arrêter,  la  vôtre 
roule  comme  un  char  vers  l' Arc-de-Triomphe  1 

MARTHE.  Elle  rit. 
Ça,  c'est  drôle. 

PIERRE 

Oh!  ce  rire  musical  I  cette  alouette  qui  part  de 
votre  bouche  1  Et  le  soir,  au  théâtre,  si  quelqu'un 
murmure  :  La  jolie  femme!  —  je  n'ai  pas  besoin 
de  chercher  des  yeux.  Je  devine  que  vous  êtes  dans 
la  salle.  Aussitôt,  je  sens  que  je  vais  passer  une 
bonne  soirée.  La  pièce  que  j'écoute  moins  me  paraît 
meilleure  et  le  lustre  éclaire  double  1 

MARTHE 

Et  vous  dites  que  c'est  fatigant? 

PIERRE 

Et  je  suis  à  peine  en  train.  Vous  n'imaginez  pas 
le  nombre  de  fois  que  je  pourrais  vous  répéter  que 
vous  êtes  non  une  jolie  femme,  mais  la  jolie  femme, 
l'idéale! 

MARTHE 

Oh  !  oh  !  où  voulez-vous  que  je  me  mette  > 

PIERRE 

Plus  près  de  moi...  (Marthe  se  recule.)  Et  je  vous 
en  dirais  bien  d'autres.  Je  vous  dirais  toutes  vos 
grâces,  et  je  ne  me  priverais  pas  de  vous  en  inven- 


72  LE    PAIN    DE    MENAGE 

ter,  si  vous  n'étiez  une  honnête  femme,  si  je  n'étais 
un  homme  fidèle.  Mais  il  nous  faut,  ma  chère  amie, 
renoncer  tous  deux  aux  déclarations  d'amour,  moi 
à  les  faire,  vous  à  les  entendre. 

MARTHE 

C'est  dommage. 

PIERRE 

C'est  absurde.  Je  vous  disais  tout  à  l'heure  que 
je  n'étais  pas  homme  à  me  moquer  de  votre  mari. 
Je  ne  suis  pas  assez  méprisable  pour  faire  de  l'iro- 
nie à  propos  de  ma  femme  que  j'aime  du  fond  du 
cœur,  que  j'admire. 

MARTHE 

Je  ne  vous  le  permettrais  pas. 

PIERRE 

Mais  après  douze  ans  de  ménage,  je  ne  peux  pas, 
moi  qui  aime  tant  ça,  moi  qui  suis  né  exprès  pour 
ça,  filer  à  ses  pieds  des  phrases  d'amour.  Ce  serait 
du  gaspillage. 

MARTHE 

Berthe  ne  se  plaindrait  peut-être  point. 

PIERRE 

Evidemment.  Elle  serait  très  sensible.  Elle  rou- 
girait étonnée.  Mais  elle  est  si  bonne  rnénagère  que, 
dans  sa  surprise,  elle  me  répondrait  quelque  chose 
comme  :  Tu  vas  renverser  mon  café!...  Et  désor- 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE  73 

mais,  ce  sera  toujours  ainsi,  j'aurai  toujours  peur,  si 
je  m'abandonne,  de.casser  quelque  objet  de  ménage. 

MARTHE 

Je  comprends.  Je  comprends. 

PIERRB 

N'est-ce  pas^ 

MARTHE 

Oui,  vous  finissez  par  aimer  Berthe  comme  une 
sœur. 

PIERRE 

Presque.  Entre  elle  et  moi,  si  ce  n'est  pas  encore 
de  l'amitié,  c'est  déjà  de  l'amour  retenu,  alangui, 
incolore  et  dépouillé  de  ses  fleurs.  Tenez!  je  songe 
à  ces  faux  arbres  nains,  secs  et  sans  écorce,  qu'on 
voit  dans  les  cages  des  jardins  zoologiques.  Les  oi- 
seaux, par  nécessité,  s'en  contentent,  mais  pas  les 
fleurs  I  (Etonnement  de  Marthe.)  Ça  n'a  aucun  rapport, 
mais  sentez-vous  ce  que  je  veux  dire  ? 

MARTHE 

Oh  I  très  bien  I  très  bien  I  comme  si  vous  m'expli- 
quiez mes  rêves,  mes  rêvasseries  plutôt.  Bah  !  pour 
quelques  fleurs  1 

PIERRE 

Comment  t  pour  quelques  fleurs  I  En  fait  de  bon- 
heur, rien  n'est  facultatif.  Tant  qu'on  n'a  pas  tout, 
on  a  le  droit  de  réclamer. 


74  LE  PAIN  DE  MÉNAGE 

MARTHE 

Notre  part  est  déjà  très  enviable. 

PIERRE 

Oh  t  d'accord.  Je  ne  me  révolte  pas,  je  ne  souffre 
pas  le  martyre,  ni  vous  non  plus.  Nos  ménages  ne 
sont  pas  des  enfers.  Ahl  si  nous  avions  le  moindre 
prétexte,  le  plus  léger  grief,  nous  ne  sommes  pas 
plus  maladroits  que  d'autres.  Nous  nous  acquitte- 
rions d'un  banal  adultère,  comme  tout  le  monde. 
C'est  bien  difficile  de  tromper  un  mari  ou  une  femme 
qui  le  méritent  ! 

MARTHE 

Et  ils  en  sont  indignes  ! 

PIERRE 

Ah!  s'ils  le  méritaient!...  je  vous  promets  que  ce 
ne  serait  pas  long.  Le  droit,  le  devoir  d'un  homme 
qui  n'aime  plus  une  femme,  c'est  de  courir  en  ai- 
mer une  autre,  immédiatement,  afin  que  sur  ce  triste 
monde  où  elle  est  si  rare,  il  ne  se  perde  pas  une 
parcelle  de  joie. 

MARTHE 

Et  ils  ne  veulent  pas  nous  mettre  dans  la  nécessité 
d'obéir  à  ce  devoir.  Rien  à  faire.  Les  misérables  ! 

PIERRE 

Je  vous  donne  ma  parole  que  quelquefois  j'ai  de 
fichus  moments.  Je  rage  tout  seul.  Pour  me  calmer 
j'ouvre  un  livre  de  vers.  Je  me  crie  des  vers  à  tue- 


LE    PAIN    DE    MENAGE  7> 

tête,  et  je  me  gonfle  de  lyrisme,  jusque-là,  jusqu'aux 
yeux. 

MARTHE 

Et  cela  vous  calme? 

PIERRE 

Toujours.  Aucune  mauvaise  pensée  ne  résiste  à 
un  beau  vers. 

MARTHE 

Vous  n'êtes  pas  difficile  à  soigner. 

PIERRE 

Non.  C'est  infaillible,  mais,  hélas  !  momentané; 
ma  gorge  s'enroue  vile,  le  volume  me  tombe  des 
mains,  mes  yeux  se  dégrisent  et  je  revois  bientôt 
mon  bonheur  infini  et  plat,  pareil  au  vôtre,  bête  à 
pleurer. 

MARTHE 

Tant  pis,  nous  sommes  heureux  d'un  bonheur  au- 
quel il  faut  se  résigner. 

PIERRE 

Ce  n'est  pas  du  bonheur,  c'est  de  la  béatitude. 
Encore  serait-elle  supportable,  aujourd'hui,  si  on 
pouvait  en  dire  :  Oh!  ça  ne  durera  pas!  —  Mais 
j'ai  à  peine  trente-cinq  ans,  moi,  madame.  Je  ne 
fais  que  commencer.  Et  vous,  quel  âge? 

MARTHE 

je  n'ai  pas  fini  non  plus. 


7^  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 

PIERRE 

Et  VOUS  êtes  jolie  pour  vivre  un  siècle. 

MARTHE 

Une  de  mes  grand'mères,  qui  était  une  beauté, 
a  vécu  quatre-vingt-sept  ans. 

PIERRE 

C'est  désolant  I  Ah  !  nous  en  viderons  des  coupes 
de  joie,  aux  noces  d'argent,  aux  noces  d'or  1 

MARTHE 

Aux  noces  de  diamant. 

PIERRE 

Rien  que  des  orgies,  toute  la  vie,  jusqu'à  la  mort  î 

MARTHE 

C'est  accablant. 

PIERRE 

C'est  trop,  c'est  trop  ;  j'en  arriverais  à  dire  des 
choses  révoltantes.  Ecoutez  :  je  suis  sûr  que  les 
veufs  qui  paraissent  si  à  plaindre... 

MARTHE 

Ils  ne  le  sont  pas  ? 

PIERRE 

Oui,  ils  se  lamentent  d'abord,  ils  se  désespèrent, 
et  pourtant,  j'en  suis  sûr,  comme  le  liseron  dans 
l'ombre  noire  d'un  sapin,  cette  petite  pensée  sau- 
vage lève  bientôt  dans  leur  douleur  :   à  présent, 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE  77 

j'cst  inévitable,  je  ne  peux  plus  y  échapper,  il  fau- 
dra, tôt  ou  tard,  que  je  connaisse  une  autre  femme I 

MARTHE 

Touchante  petite  pensée  à  porter,  en  médaillon, 
sur  le  cœur. 

PIERRE 

Elle  finit  par  consoler. 

MARTHE 

Enfin  nous  ne  sommes  pas  veufs.  Quel  lemède  } 

PIERRE 

Un  congé,  un  congé  renouvelable  de  temps  en 
temps.  On  n'a  même  pas  ses  dimanches.  Je  n'en 
peux  plus.  J'ai  trop  promis,  par  abus  de  confiance 
en  ma  sagesse.  Je  me  dégage,  je  me  donne  de  Tair, 
i]  faut  que  je  marche  un  peu.  Venez  avec  moi  faire 
un  tour...  de  promenade,  à  mon  bras,  sous  les  ar- 
bres. 

MARTHE 

Au  clair  de  cette  lune  > 

PIERRE 

Elle  nous  attend  :  Venez,  je  suis  las  de  ne  pou 
voir  qu'aimer.  J'ai  besoin  d'adorer.  Dites  :  voulez- 
vous  que  je  vous  adore  ? 

MÂRTHB 

Je  voudrais  bien. 

PIERRE 

Ne  refusez  pas  ce  que  j'ai  de  meilleur,  ma  façon 


78  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 

de  faire  la  cour  à  une  femme,  de  lui  prodiguer  les 
tendresses  fugitives,  les  menus  soins,  les  petits  ca- 
deaux, les  galanteries,  les  bagatelles  nécessaires,  et 
de  lui  parler  une  langue  inconnue  d'elle.  Je  vous 
jure  que  je  suis  un  vrai  poète  et  que  je  possède  le 
don  de  charmer.  Il  ne  me  servait  plus  à  rien.  Il 
n'était  pas  perdu.  Je  le  gardais,  sans  savoir  pour 
qui.  C'était  pour  vous,  c'était  pour  vous!  Je  vous 
apporte  toutes  mes  économies  d'adoration. 

MARTHE 

Taisez-vous,  oh  î  taisez-vous,  je  ne  veux  pas  de 
vos  présents  de  magicien. 

PIERRE 

Et  moi,  je  veux  vous  enchanter... 

MARTHE 

Mais  taisez- vous  donc  ;  vous  nous  feriez  faire  des 
folies. 

PIERRE 

Oui,  oui,  soyons  enfin  un  peu  fous.  Je  ne  vous 
demande  pas  des  choses  compliquées.  Faisons  enfin 
une  bêtise.  Vous  ne  répondez  pas...  qu'est-ce  que 
vous  soupirez  ? 

MARTHE 

Hélas!  une  bêtise. 

PIERRE  ' 

Une  belle  bêtise.  (Marthe  se  lève.)  Marthe  I 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE  79 

MARTHE,  tristement. 
Nous  ne  sommes  pas  assez  bêtes  !  (Puis  presque  gaî- 
ment.)  Non,  non,  votre  idée  n'est  pas  pratique.  Oh! 
Elle  est  séduisante,  elle  n'est  pas  pratique. 

PIERRE 

Oh  1  mon  amie,  vous  allez  faire  la  raisonnable. 

MARTHE 

Il  est  temps. 

PIERRE 

Je  sais  par  cœur  vos  raisons. 

MARTHE 

Je  ne  raisonne  pas  que  pour  vous,  je  raisonne 
aussi  pour  moi,  pour  me  convaincre,  et  il  m'en  coûte. 

PIERRE 

Une  parole  aimable  est  toujours  bonne  à  prendre. 
Je  vous  remercie. 

MARTHE 

Au  fond,  vous  savez,  je  suis  de  votre  avis.  Ce  se- 
rait excitant,  ce  petit  congé,  ce  repos  du  mariage, 
cette  trêve  aux  affections  quotidiennes  du  foyer.  On 
mettrait  sur  la  porte  :  relâche  à  l'intérieur^  et, 
comme  vous  dites,  on  irait  faire  un  tour...  qui  du- 
rerait ? 

PIERRE 

Ce  qu'il  durerait  :  je  ne  peux  pas  vous  le  dire  à  un 
quart  d'heure  près. 


80  LE  PAIN  DE  MÉNAGE 


MARTHE 

C'est  ce  qui  s'appelle  s'engager  à  fond,  et  cela 
vaut  bien  que  je  brise  ma  vie. 

PIERRE 

Etre  adorée   huit  jours,  le  bon  Dieu  lui-même 
n'est  sûr  de  ça  avec  personne. 

MARTHE 

Et,  cher  adorateur,  comme  récompense,  qu'exi- 
geriez-vous? 

PIERRE 

Rien. 

MARTHE 

Si  peu? 

PIERRE 

Une  femme  adorée  ainsi  accorde  tout  sans  qu'on 
l'exige. 

MARTHE 

Nous  y  voilà,  aux  réalités! 

PIERRE 

Nous  y  voilà,  parce  que  vous  y  faites  allusion. 
Vous,  les  femmes,  vous  pensez  toujours  à  ça  î 

MARTHE 

Et  vous  n'y  pensez  jamais,  vous,  les  hommes  ! 

PIERRE 

Pas  tout  de  suite.  Il  va  sans  dire  que,  l'heure  ve- 
nue, ie  saurais  très  bien  embrasser  une  femme. 


LE  PAIN  DE  MÉNAGE  8l 

MARTHE 

Oui,  n'est-ce  pas,  tout  de  môme? 

PIERRE 

Oh!  vous  aviez  l'air  de  me  comprendre,  vous 
ne  me  comprenez  plus.  Mais  non,  mais  non,  il 
ne  s'agit  pas  de  scandale,  de  vies  brisées,  d'his- 
toires malpropres.  Je  n'imaginais,  moi,  que  quel- 
que chose  de  rare,  de  bref,  de  très  doux  et  d'inof- 
fensif,  un  feu  de  paille  où  nous  n^aurions  brûlé  que 
des  sentiments,  et  qui  n'aurait  pas  fait  plus  de  mal 
à  nos  cœurs  que  ce  rayon  de  lune  n'altère  le  vitrail 
qu'il  traverse. 

MARTHE 

Mais,  troubadour,  charmant  troubadour  que  vous 
êtes,  soyez  donc  simple  une  fois  dans  votre  vie.  Vn 
congé,  ça  se  passe  quelque  part.  Je  suis  prête.  Par- 
tons. 

PIERRE 

Chère  Marthe  f 

MARTHE 

Oui,  partons.  Je  ne  tiens  plus  à  mes  fragiles  rai- 
sons et  je  ne  doute  plus  de  votre  sincérité.  Il  n*est 
pas  possible  qu'un  homme  comme  vous  se  fasse  un 
jeu  d'étourdir  une  femme  avec  des  mots,  sans  savoir 
où  il  l'entraîne.  Vous  le  savez.  Je  vous  crois,  je  vous 
crois,  et  c'est  moi  qui  vous  dis  maintenant  :  partoos, 
mon  ami,  partons  vite.  Ah  1 


82  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 


PIERRE 

Quand  vous  voudrez,  Marthe. 

MARTHE 

Tout  de  suite,  oh  !  tout  de  suite  I...  Ne  me  laissez 
pas  me  ressaisir.  Partons,  comme  vous  êtes,  comme 
je  suis,  sans  malle,  sans  toilettes.  Fuyons  vite,  vite. 

Où  allons-nous  ? 

PIERRE 

Où  VOUS  voudrez. 

MARTHE 

Vous  n'êtes  pas  fixé  ? 

^  PIERRE 

Mais  si,  mais  si,  n'importe  où,  à  la  mer,  à  la 
montagne,  (vous  êtes  femme  à  ne  déparer  aucun  pay- 
sage), au  bout  du  monde. 


A  Marseille. 


Au  paradisl 


MARTHE 


PIERRE 


MARTHE 


Le  paradis  n'est  pas  sur  l'Indicateur  Je  vous 
affirme  que  nous  n'irions  pas  jusqu'à  Nice  et  que 
notre  voyage  au  bout  du  monde  s'arrêterait  à  Mar- 
seille, à  treize  heures  de  Paris.  Oh  !  je  vous  accorde 
sans  peine  que  votre  lyrisme  peut  supporter  ce  tra- 
jet. Mais  là,  après  une  nuit  d'hôtel,  (car  nous  aurions 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE  83 

dormi  côte  à  côte,  inévitablement,  il  aurait  bien 
fallu),  là,  dans  ces  rues  qui  sentent  l'huile,  le  savon 
et  la  prose,  sous  ce  soleil  commercial,  tout  fondrait, 
tout  sécherait,  mon  teint  de  blonde  et  votre  éclat 
romanesque. 

PIERRE 

C'est  à  ce  point  que  les  voyages  vous  déforment  > 

MARTHE 

Telle  est,  mon  ami,  la  farce  que  nous  jouerait  la 
seconde  ville  de  France. 

PIERRE 

La  troisième. 

MARTHE 

Oui,  la  troisième,  si  vous  voulez  !  Moins  penauds, 
toutefois,  si  nous  avions  eu  la  précaution  de  pren- 
dre un  billet  d'aller  et  retour  afin  de  revenir  éco- 
nomiquement par  le  rapide. 

PIERRE 

Et  malheur  à  qui  nous  l'aurait  fait  manquer  1 
Tout  cela  est  un  triomphe  facile. 

MARTHE 

Et  la  rentrée,  hein I  Ali!  la  rentrée.  (Elle  désigne 
les  deux  portes  des  deux  ménages  )  Est-ce  que  VOUS 
apercevez  d'ici  leurs  figures? 

PIERRE 

1)  y  a  une  bonne  distance. 


84  LE  PAIN  DE  MÉNAGE 


MARTHE 

Ils  croiraient  peut-être  simplement  rêver,  ou 
peut-être  qu'ils  prendraient  aussi  leur  congé. 

PIERRE 

Ils  seraient  libres.  ) 

MARTHE 

N'espérez  pas  qu'ils  en  profiteraient.  Il  faudrait 
les  affronter  comme  des  juges.  J'ai  froid! 

PIERRE 

Vous  avez  peur?  Votre  mari  vous  tuerait  peut- 
être  1 

MARTHE 

Me  tuerait-il?  Se  tuerait-il  1  Ou  l'aventure  lui 
paraîtrait-elle  du  plus  haut  comique!  Je  ne  sais, 
mais  je  devine  nettement  l'accueil  de  votre  femme. 
Pauvre  Berthe  !  je  la  vois  à  l'épreuve,  avec  sa  bonté 
d'ange,  sa  bonté  à  tout  faire,  dont  vous  abusez  un 
peu,  mon  ami,  dont  j'abuse  moi-même,  car,  je  l'ai 
remarqué,  depuis  que  nous  vivons  ensemble,  à  la 
campagne,  je  ne  prends  de  la  vie  commune  que  les 
plaisirs,  et  je  lui  laisse  les  corvées.  Oh  !  avec  elle, 
vous  ne  seriez  pas  en  péril  de  mort.  Aucune  scène. 
Ni  reproche,  ni  mépris.  Votre  honte  ne  se  verrait 
pas  sur  son  visage.  Elle  ne  dirait  rien.  Elle  évite- 
rait de  vous  regarder.  Elle  vous  mettrait  à  table. 
Elle  vous  servirait  elle-même.  Elle  vous  laisserait 
seul  réparer  vos  forces;  et  cette  femme  de  ll'Evan- 
gile  irait  pleurer  à  la  cuisine. 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE  85 

PIERRE 

Vous  êtes  gaie.  Vous  êtes  sinistre. 

MARTHE 

Et  une  fois  rafraîchi,  débarbouillé,  tout  neuf,  qui 
serait  embêté  et  furieux  contre  lui  et  contre  moi> 

PIERRE 

Oh  I  contre  vous  I 

MARTHE 

Qui  ne  me  trouverait  plus  ni  élégante,  ni  spiri- 
tuelle, ni  jolie,  et  me  refuserait  un  coup  de  cha- 
peau? 

PIERRE 

C'est  moi. 

MARTHE,   très  énervée. 
Vous  voyez  comme  j'ai  raison. 

PIERRE 

Je  n'insiste  plus. 

MARTHE 

Il  n'y  avait  pas  moyen,  hélas!  pas  moyen. 

PIERRE 

C'est  fâcheuxl...  Même,  si  au  lieu  d'être  calme 
et  poli,  j'étais  entreprenant. 

MARTHE 

Que   voulez-vous  dire?    Ah!   vous  vous   dites  : 


86  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 

((Naïf,  j'aurais  dû...  »  Oui,  à  propos I  peut  être  que 
la  violence! 

PIERRE 

Dame! 

MARTHE 

Oh  !  non,  ne  vous  repentez  pas,  laissez  en  paix 
la  force  armée. 

PIERRE 

Vous  savez,  on  dit  toujours  ça,  pour  faire  l'homme. 
En  réalité...     . 

MARTHE 

Vous  seriez  aussi  gêné  que  moi.  Je  vous  connais, 
votre  imagination  a  une  envergure  (d'aigle  et  un 
appétit  (de  moineau.  Il  vous  suffit  (de  déplacer  un 
meuble  pour  croire  que  vous  déménagez,  et  d'ou- 
vrir la  fenêtre  pour  croire  que  vous  êtes  libre.  La 
liberté  dehors  fait  trop  de  poussière. 

PIERRE 

Faut-il  s'en  entendre  dire?  Vous  devenez  bien 
mauvaise. 

MARTHE 

Et  il  vous  suffit  de  baiser  la  main  d'une  femme 
pour  croire  que  vous  trompez  la  vôtre.  (Elle  lui  tend 
la  main.)  Tenez,  mon  ami,  voilà  ! 

PIERRE 

C'est  une  petite,  toute  petite,  toute  mignonne 
compensation. 


LE  PAIN  DE  MÉNAGE  87 

MARTHE 

Dire  que  vous  vous  faites  sermonner  encore  1 

PIERRE 

Un  grand  garçon  coname  moi,  je  ne  le  ferai  plus. 

MARTHE 

Vous  devriez  m'être  reconnaissant! 

PIERRE 

Croyez  à  ma  sincère  gratitude. 

MARTHE 

Ne  craignez  pas  que  je  vous  en  veuille,  au  moins. 

PIERRE 

Ah  !  je  savais  bien  que  vous  étiez  bonne  I 

MARTHE 

Vous   m'avez  dit  des  mots  qui  ne  blessent  pas 
une  femme  mortellement. 

PIERRE 

Je  ne  retire  rien. 

MARTHB 

Vous  m'avez  gâtée. 

PIERRE 

J'ai  improvisé  de  mon  mieux. 

MARTHE 

Vous  m'avez  traitée   comme  une   déesse.    Vous 
m'avez  émue. 


88  LE    PAIN    DE    MÉNAGE 

PIERRE 

Pas  trop. 

MARTHE 

Vous  in*avez  presque  troublée  et  si  mon  ami, 
tié... 

PIERRE 

Ah  !  vous  mêlez  les  genres. 

MARTHE 

Vous  ne  voulez  pas  de  mon  amitié  ? 

PIERRE 

Non,  pas  ce  soir. 

MARTHE 

D'une  amitié  cordiale  ! 

PIERRE 

Oh  I  cordiale  :  une  amitié  de  jour  de  l*an  t  Non, 
sans  cérémonies.  Demain;  à  demain  les  affaires 
sympathiques  I 

MARTHE 

Adieu.  Rentrons  dans  nos  cages  dorées.  Vous  là, 
près  de  Berthe,  moi  ici... 

PIERRE 

Près  d'Alfred? 

MARTHB 

Près  d'Alfred. 


LE    PAIN    DE    MÉNAGE  89 

PIERRE 

Et  je  ne  suis  pas  jaloux...  Tout  de  même,  dites, 
ce  vilain  Alfred  qui  dort  comme  un  égoïste,  qui 
ronfle... 

MARTHB 

Oh  !  à  peine,  il  ronronne. 

PIERRE 

Accordez-moi  la  faveur  délicate  de  le  laisser  tran- 
quille, ce  soir.  Ne  le  réveillez  pas. 

MARTHE 


C'est  promis. 

Merci. 

En  échange?... 
Oh!  je  le  jure.. 


PIERRB 


MARTHB 


PIERRB 


MARTHE 

Votre  femme  ne  doit  pas  dormir.  Je  suis  certaine 
qu'elle  veille  toujours,  près  de  la  lampe,  sa  fillette 
calmée.  Elle  vous  attend.  Approchez  vous  d'elle, 
sans  bruit,  et  de  tout  votre  cœur,  embrassez-la 
bien. 


Rideau. 


POIL   DE  CAROTTE 

COMÉDIE   EN   UN   ACTE 

Représentée,  pour  la  première  fois,  le  a  mers  1900 
au  théâtre  Antoine. 


A  NOTRE  ANTOINE 


PERSONNAGES 


MONSIEUR  LEPIC M.    Antoine 

POIL  DE  CAROTTE M"«  Suzanne  Desprês. 

MADAME  LEPIC Eilen  Andrée. 

ANNETTE Renée  Maupin. 


La  scène  se  passe  à  une  heure  de  l'après-midi, 
dans  un  village  de  la  Nièvre. 


POIL  DE  CAROTTE 


Une  cour  bien  t  meublée  »,  entretenue  par  Poil  de  Ca- 
rotte. A  droite,  un  tas  de  fagots  rangés  par  Poil  de  Carotte. 
Une  grosse  bûche  où  Poil  de  Carotte  a  l'habitude  de  s'as- 
seoir. Une  brouette  et  une  pioche. 

Derrière  le  tas  de  fagots,  en  perspective  jusqu'au  fond  de 
la  cour,  une  grange  et  des  petits  «  toits  »,  toit  des  poules, 
toit  des  lapins,  toit  du  chien.  —  C'est  dans  la  grange  que 
Poil  de  Carotte  passe  le  meilleur  de  ses  vacances,  par  les 
mauvais  temps. 

Un  arbre  au  milieu  de  la  cour,  un  banc  circulaire  au  pied 
de  l'arbre. 

A  gauche,  la  maison  des  Lepic,  vieille  maison  à  mine  de 
prison.  Un  rez-de-chaussce  surélevé.  Murs  presque  aussi 
larges  que  hauts. 

Au  premier  plan,  l'escalier.  Six  marches  et  deux  rampes 
de  fer.  Porte  alourdie  de  clous.  Marteau. 

Une  culotte  de  chasseur,  garnie  de  boue,  est  accrochée 
au  mur. 

Au  deuxième  plan,  une  fenêtre  avec  des  barreaux  et  des 
volets,  d'où  madame  Lepic  surveille  d'ordinaire  Poil  de  Ca- 
rotte. Un  puits  formant  niche  dans  le  mur. 

Au  fond,  à  gauche,  une  porte  pleine  dans  un  pan  de  mur. 
C'est  par  cette  porte  qu'entre  et  sort  le  monde,  librement. 
Pas  de  sonnette.    Un  loquet. 

Au  fond,  à  droite,  une  grille  pour  les  voitures,  puis  la 
rue  et  la  campagne,  un  clair  paysage  de  septembre  :  noyers, 
prés,  meules,  une  ferme. 


gà  POIL    DE    CAROTTE 

SCENE  I 

POIL  DE  CAROTTE,  MONSIEUR  LEPIC 

Poil  de  Carotté,  nu-tête,  est  habillé  maigrement.  Il  use  les 
effets  que  son  frère  Félix  a  déjà  usés.  —  Une  blouse  noire, 
une  ceinture  de  cuir  noir  avec  Técusson  jaune  des  collé- 
giens, un  pantalon  de  toile  grise  trop  court,  des  chaussons 
de  lisière  ;  pas  de  cravate  à  son  col  de  chemise  étroit  et 
mou.  Cheveux  souples  comme  paille  et  couleur  de  la 
paille  quand  elle  a  y  asàé  l'hiver  dehors,  en  meule. 

M.  Lepic:  veston  et  culotte  de  velours,  chemise  blanche  de 
«  Monsieur  »  empesée  et  un  gilet,  pas  de  cravate  non 
plus,  une  chaîne  de  montre  en  or.  Un  large  chapeau  de 
paille,  des  galoches,  puis  des  souliers  de  chasse. 

Au  lever  du  rideau.  Poil  de  Carotte,  au  fond,  donne  de 
l'herbe  à  ses  lapins.  Il  vient  au  premier  plan  couper  avec 
une  pioche  les  herbes  de  la  cour.  Il  picche,  plein  d'ennui, 
près  de  sa  brouette.  —  M.  Lepic  ouvre  la  porte  et  paraît 
sur  la  première  marche  de  l'escalier,  un  journal  à  la 
main.  En  entendant  ouvrir  la  porte.  Poil  de  Carotte  a 
peur.  Il  a  toujours  peur. 

MONSIEUR  LEPIC 

A  qui  le  tour  de  venir  à  la  chasse  > 

POIL  DE  CAROTTE 

C'est  à  moi. 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  es  sûr  ? 


POIL  DE  CAROTTE 


POIL  DE  CAROTTE 

Oui,  papa,  tu  as  emmené  mon  frère  Félix  la  der- 
nière fois,  et  il  vient  de  sortir  avec  ma  mère  qui 
allait  chez  monsieur  le  curé.  Il  a  emporté  ses  \v 
gnes  :  il  péchera  toute  la  soirée,  au  moulin. 

MONSIEUR  LEPIC 

Et  toi,  que  fais-tu  là  ? 

POIL  DE  CAROTTB 

Je  désherbe  la  cour. 

MONSIEUR  LEPIC 

Tout  de  suite  après  déjeuner?  C'est  mauvais  pour 
la  digestion. 

POIL  DE  CAROTTE 

Ma  mère  dit  que  c'est  excellent.  (Il  jette  la  pioche:) 
P.ir  tons -nous? 

MONSIEUR   LEPIC 

Oh  !  pas  si  vite.  Le  soleil  est  encore  trop  chaud. 
Je  vais  lire  le  journal  et  me  reposer. 

POIL  DE  CAROTTE,  avec  regret. 

Comme  tu  voudras.  (Il  ramasse  sa  pioche.)  C'est  sûr 
que  nous  irons  ? 

MONSIEUR    LEPIC 

A  moins  qu'il  ne  pleuve. 

POIL  DE  CAROTTE,  regardant  le  ciel. 

Ce  n'est  pas  la  pluie  que  je  crains...  Tu  ne  par- 
tiras pas  sans  moi? 

7 


gS  POIL    DE    CAROTTE 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  n'as  qu'à  rester  là.  Je  te  prendrai 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  suis  prêt.  Je  n'ai  que  ma  casquette  et  me? 
souliers  à  mettre...  Et  si  tu  sors  par  le  jardin  P.. 

MONSIEUR    LEPIC 

Tu  m'entendras  siffler  le  chien. 

POIL  DE  CAROTTE 

Tu  me  siffleras  aussi? 

MONSIEUR  LEPIC 

Sois  tranquille, 

POIL  DE  CAROTTE 

Merci,  papa.  Je  porterai  la  carnassière. 

MONSIEUR  LEPIC 

Je  te  la  prête.  J'ai  assez  de  mon  fusil. 

POIL  DE  CAROTTE 

Moi,  je  prendrai  un  bâton  pour  taper  sur  les  haies 
et  faire  partir  les  lièvres.  A  tout  à  l'heure,  papa. 
En  t'attendant,  je  désherbe  ce  coin-là. 

MONSIEUR  LEPIC 

Ça  t'amuse? 

POIL  DE  CAROTTE 

Ça  ne    m'ennuie    pas.    C'est  fatigant  au   solel!. 


POIL    DE    CAROTTE  QÇ 

mais  à  l'ombre,  ça  pioche  tout  seul.  —  D'ailleurs, 
ma  mère  me  l'a  commandé. 

M.  Lepic  le  regarde  donner  quelques  coups  de  pioche  et 
rentre. 


SCÈNE   11 

POIL  DE  CAROTTE,  seul. 

Par  précaution,  je  vais  renfermer  le  chien  qui 
dort.  (Il  ferme  la  porte  d'un  des  petits  toits.)  De  cette  fa- 
çon monsieur  Lepic  ne  peut,  pas  moublier,  car  il 
ne  peut  pas  aller  à  la  chasse  sans  le  chien  et  le. 
chien  ne  peut  pas  aller  à  la  chasse  sans  moi. 

Un  bruit  de  loquet  à  la  porte  de  la  cour.  Poil  de  Ca- 
rotte croit  que  c'est  madame  Lepic  et  se  remet  à  pio* 
cher. 

SCÈNE  III 

POIL  DE  CAROTTE,  ANNETTE 

Une  paysanne  pousse  la  porte  et  entre  dans  la  cour.  Elle 
regarde  Poil  de  Carotte  qui  tourne  le  dos  et  pioche  avec 
ardeur.  Elle  traverse  la  cour,  monte  l'escalier  et  trappe  à 
la  porte  de  la  maison.  Poil  de  Carotte,  étonné  que  ma- 
dame Lepic  passe  sans  rien  lui  dire  de  désagréable,  risque 
un  oeil  et  se  redresse. 

POIL  DE  CAROTTE 

Tiens!  ce  n'est  pas  madame  Lepic.  —  Qui  de- 
mandez-vous... Mademoiselle? 


/OO  POIL  DE  CAROTTE 

ANNETTE 

Elle  est  habillée  comme  une  paysanne  qui  a  mis  ce  qu'elle 
a  de  mieux  pour  se  présenter  chez  ses  nouveaux  maîtres. 
Bonnet  blanc,  caraco  noir,  jupe  grise,  panier  au  bras. 

Madame  Lepic. 

POIL  DE  CAROTTE,  sans  lâcher  sa  pioche. 

Elle  est  sortie. 

ANNETTE 

Va-t-elle  rentrer  bientôt  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

J'espère  que  oui.  —  Que  désirez-vous î 

ANNETTE 

Je  suis  la  nouvelle  servante  que  madame  Lepic 
a  louée  jeudi  dernier  à  Lormes. 

POIL  DE  CAROTTE,  important,  lâche  sa  pioche- 

Je  sais.  Elle  m'avait  prévenu.  Je  vous  attendais 
d'un  jour  à  l'autre.  Madame  Lepic  est  chez  mon- 
sieur le  curé.  Inutile  d'entrer  à  la  maison.  Il  n'y  a 
personne  que  monsieur  Lepic  qui  fait  la  sieste  et 
qui  n'aime  guère  qu'on  le  dérange.  Du  reste,  la  ser- 
vante ne  le  regarde  pas.  —  Asseyez-vous  sur  l'es- 
calier. 

ANNETTE 

Je  ne  suis  pas  fatiguée. 

POIL  DE  CAROTTE 

Vous  venez  de  loin? 


POIL  DE  CAROTTE  10 


ANNETTE 

De  Lormes.  C'est  mon  pays.  - 

POIL  DE  CAROTTE 

Et  votre  malle? 

ANNETTE 

Je  l*ai  laissée  à  la  gare. 

POIL    DE   CAROTTE 

Est-elle  lourde? 

ANNETTE 

Il  n'y  a  que  des  nippes  dedans. 

POIL  DE    CAROTTE 

Je  dirai  au  facteur  de  l'apporter  demain  matin, 
dans  sa  voiture  à  âne.  Vous  avez  votre  bulletin? 

ANNETTE 

Le  voilà. 

POIL  DE    CAROTTE 

Ne  le  perdez  pas.  —  Comment  vous  appelez- vous? 

ANNETTE 

Annette  Perreau. 

POIL    DE    CAROTTE 

Annette  Perreau...  Je  vous  appellerai  Annette. 
C'est  facile  à  prononcer.  —  Moi,  je  suis  Poil  de  Ca- 
rotte. 

AN NETTE 

Plaît-il  > 


102  POIL  DE  CAROTTE 

POIL  DE  CAROTTE 

Poil  de  Carotte.  —  Vous  savez  bien? 

ANNETTE 

Non. 

POIL    DE  CAROTTE 

Le  plus  jeune  des  fils  Lepic,  celui  qu'on  appelle 
Poil  de  Carotte.  Madame  Lepic  ne  vous  a  pas  parlé 
de  moi? 

ANNETTE 

Du  tout. 

POIL  DE  CAROTTE 

Ça  m'étonne.  —  Vous  êtes  contente  d'être  au 
service  de  la  famille  Lepic? 

ANNETTE 

Je  ne  sais  pas.  Ça  dépendra. 

POIL    DE  CAROTTE 

Naturellement.  —  La  maison  est  assez  bonne. 

ANNETTE 

Il  y  a  beaucoup  de  travail? 

POIL  DE  CAROTTE 

Non.  Dix  mois  sur  douze,  monsieur  et  madame 
Lepic  vivent  seuls.  Vous  avez  un  peu  plus  de  mal 
pendant  que  nous  sommes  en  vacances,  mon  frère 
et  moi.  Ce  n'est  jamais  écrasant. 


POIL  DE  CAROTTE  I03 

ANNETTE 

Oh  1  je  suis  forte  ! 

POIL    DE  CAROTTE 

Vous  paraissez  solide...  D'ailleurs,  je  vous  aide. 
(Etonnement  d'Annette.)  Je  veux  dire...  (Gêné,  il  s'ap- 
proche.) Ecoutez,  Annette,  quand  je  suis  en  vacances, 
je  ne  peux  pas  toujours  jouer  comme  un  fou;  alors, 
ça  me  distrait  de  vous  aider...  Comprenez-vous? 

ANNETTE,   écarquillant  les  yeux. 

Non.  Vous  m'aidez?  à  quoi,  monsieur  Lepic? 

POIL  DE  CAROTTE 

Appelez-moi  Poil  de  Carotte.  C'est  mon  nom. 

ANNETTE 

Monsieur  Poil  de  Carotte! 

POIT  DE  CAROTTE 

Pas  monsieur...  Monsieur  Poil  de  Carotte  t..  Si 
madame  Lepic  vous  entendait,  elle  se  tordrait.  Ap- 
pelez-moi Poil  de  Carotte,  tout  court,  comme  je 
vous  appelle  Annette. 

ANNETTE 

Poil  de  Carotte,  ce  n'est  pas  un  nom  de  chrétien. 
Vous  avez  un  autre  nom,  un  petit  nom  de  baptême. 

POIL  DE  C^^ROTTE 

Il  ne  sert  pas  depuis  le  Laptême...  On  l'a  oublié. 

ANNETTE 

Où  avez- vous  pris  ce  surriom  ? 


[04  POIL  DE  CAROTTE 


POIL  DE  CAROTTE 

C'est  madame  Lepic  qui  me  l'a  donné,  à  cause 
de  la  couleur  de  mes  cheveux. 

ANNETTB 

Ils  sont  blonds. 

POIL  DE  CAROTTE 

Blonds  ardents.  Madame  Lepic  les  voit  rouges, 
elle  a  de  bons  yeux.  Appelez-moi  Poil  de  Carotte. 

AN NETTE 

Je  n'ose  pas. 

POIL    DE  CAROTTE 

Puisque  je  vous  le  permets! 

AN NETTE 

Poil...  de... 

POIL  DE  CAROTTE 

Puisque  je  vous  l'ordonne.  —  Et  prenez  cette  ha- 
bitude tout  de  suite,  car  dès  demain  matin,  —  ce 
soir  je  vais  à  la  chasse  avec  monsieur  Lepic,  —  dès 
demain  matin,  nous  nous  partagerons  la  besogne. 

AN NETTE 

Que  me  dites-vous  là! 


Elle  rit. 


POIL  DE  CAROTTE,  froid. 

Vous  êtes  de  bonne  humeur. 

ANNETTB 

Excusez-moi. 


POIL  DE  CAROTTE  I05 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh!  cane  fait  rien!..  Entendons-nous,  afin  que 
Pun  ne  gêne  pas  l'autre.  Nous  nous  levons  tous  deux 
à  cinq  heures  et  demie  précises. 

ANNETTE 

Vous  aussi? 

POIL  DE  CAROTTE 

Oui.  Je  ne  fais  qu'un  somme,  mais  je  ne  peux 
pas  rester  au  lit  le  matin.  Je  vous  réveillerai.  Nos 
deux  chambres  se  touchent,  près  du  grenier.  Aussi- 
tôt levé,  je  m'occupe  des  bêtes.  J'ai  une  passion  pour 
les  bêtes.  Je  porte  la  soupe  au  chien.  Je  jette  du 
grain  aux  poules  et  de  ] 'herbe  aux  lapins.  —  De 
votre  côté  vous  allumez  le  feu  et  vous  préparez  les 
déjeuners  de  la  famille  Lepic.  Madame  Lepic... 

ANNETTE 

Votre  mère? 

POIL  DE  CAROTTE 

Oui...   prend    du  café  au  lait.  Monsieur  Lepic... 

ANNETTE 

Votre  père? 

POIL  DE  CAROTTE 

Oui,  —  ne  m'interrompez  pas,  Annette,  —  Mon- 
sieur Lepic  prend  du  café  noir  et  mon  frère  Félix 
du  chocolat. 

ANNETTE 

Et  vous? 


I06  POIL  DE  CAROTTE 

POIL  DE  CAROTTE 

Vous,  Annette,  on  vous  gâtera  les  premiers  jours. 
Vous  prendrez  probablement  du  café  au  lait,  comme 
madame  Lepic.  Après  elle  avisera. 

ANNETTE 

Et  vous? 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh  I  moi,  je  prends  ce  que  je  veux,  dans  le  buf- 
fet, un  reste  de  soupe,  je  mange  un  morceau  de 
pain  sur  le  pouce,  je  varie,  ou  rien.  Je  n'ai  pas  une 
grosse  faim  au  saut  du  lit. 

ANNETTE 

Vous  n'aimez  pas,  comme  votre  frère,  monsieur 
Félix,  le  chocolat? 

POIL  DE   CAROTTE 

Non,  à  cause  de  la  peau.  —  Toute  la  matinée  je 
travaille  à  mes  devoirs  de  vacances. — Vous,  Annette, 
vous  ne  vous  croisez  pas  les  bras;  vous  attrapez  les 
chaussures,  graissez  à  fond  les  souliers  de  monsieur 
Lepic. 

ANNETTE 

Bien. 

POIL  DE  CAROTTE 

Ne  cirez  pas  trop  les  bottines,  le  cirage  les  brûle. 

ANNETTE 

Bien,  bien. 


POIL  DE  CAROTTE  IO7 

POIL  DE  CAROTTE 

Vous  faites  les  lits,  les  chambres,  le  ménage. 
Ah  1  je  vous  tirerai  vos  seaux  du  puits:  vous  n'au- 
rez qu'à  m'appeler,  c'est  de  l'exercice  pour  moi... 
Tenez,  que  je  vous  montre.  (Il  tire  avec  peine  un  seau 
d'eau  qu'il  laisse  sur  la  margelle.)  Ça  me  fortifie...  Tant 
que  vous  en  voudrez,  Annette.  —  Cuisinez-vous  un 
peu? 

ANNETTE 

Je  sais  faire  du  ragoût. 

POIL  DE  CAROTTE 

C'est  toujours  ça;  mais  vous  ne  serez  guère  au 
fourneau.  Madame  Lepic  est  un  cordon  bleu,  et 
quand  elle  a  bon  appétit,  on  se  lèche  les  doigts.  — 
A  midi  sonnant  je  vais  à  la  cave. 

ANNETTE 

Ah  !  c'est  vous  qui  avez  la  confiance  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Oui,  Annette,  c'est  moi,  et  puis  l'escalier  est  dan- 
gereux.  Ces  fonctions  me  rapportent  :  je  vends  les 
vieilles  feuillettes  à  mon  bénéfice,  et  je  place  l'argent 
dans  le  tiroir  de  madame  Lepic.  —  N'ayez  crainte, 
Annette,  parce  que  j'ai  la  clef  de  la  cave,  vous  ne 
serez  pas  privée  de  vin. 

ANNETTE 

Oh  !  une  goutte,  à  chaque  repas... 


10  ^  POIL  DE  CAROTTE 


POIL  DE  CAROTTE 


Moi,  jamais...  Le  vin  me  monte  à  la  tête  ;  je  ne 
bois  que  de  notre  eau,  qui  est  la  meilleure  du  vil- 
lage. —  Bien  entendu,  vous  servez  à  table.  On  change 
d'assiettes  le  moins  possible. 

AN NETTE 

Tant  mieux  I 

POIL  DE  CAROTTE 

C'est  à  cause  des  assiettes.  Après  le  repas,  la 
vaisselle.  Quelquefois  je  vous  donne  un  coup  de 
main. 

AN NETTE 

Pour  la  laver  } 

POIL  DE  CAROTTE 

Pour  la  ranger,  Annette,  quand  on  a  sorti  le  beau 
service  ! 

ANNETTE 

Il  y  a  souvent  de  la  société  ? 

POIL  DE   CAROTTE 

Rarement.  Monsieur  Lepic,  qui  n'aime  pas  le 
monde,  fait  la  tête  aux  invités  de  madame  Lepic  et 
ils  ne  reviennent  plus.  —  Par  exemple,  le  soir,  An- 
nette,  je  n'ai  rien  à  faire. 

ANNETTB 

Rien  ? 


POIL    DE    CAROTTE  lOy 


POIL  DE  CAROTTE 

Presque  rien.  Je  m'occupe  à  ma  guise,  en  fumant 
une  cigarette. 

ANNETTB 

Ohlohf 

POIL  DE  CAROTTE 

Oui,  monsieur  Lepic  m'en  offre  quelquefois,  et  ça 
l'amuse,  parce  que  ça  me  donne  un  peu  mal  au 
cœur.  —  Je  bricole,  je  jardine,  je  cultive  des  fleurs, 
j'arrache  un  panier  de  pommes  de  terre,  des  poi? 
secs  que  j'écosse  à  mes  moments  perdus. 

AN NETTE 

Quoi  encore  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh  I  je  ne  me  foule  pas.  Quand  vous  êtes  arrivée, 
je  désherbais  la  cour,  sans  me  biler.  Des  oies  avec 
leur  bec  iraient  plus  vite  que  moi. 

ANNETTE 

Et  c'est  tout } 

POIL  DE   CAROTTE 

C'est  tout.  Je  fais  peut-être  aussi  quelques  com- 
missions pour  madame  Lepic,  chez  l'épicière,  la 
fermière,  ou,  à  la  ville,  chez  le  pharmacien...  et  le 
reste  du  temps,  je  suis  libre. 

ANNETTB 

Et  votre  frère  Félix,  qu'est-ce  qu'il  fait  toute  la 
journée  7 


!  »(>  POIL  DE    CAUOTTE 


POIL  DE  CAROTTE 


Il  n'est  pas  venu  en  vacances  pour  travailler.  Et 
il  n*a  pas  ma  santé.  Il  est  délicat... 

AN NETTE 

Il  se  soigne. 

POIL  DE  CAROTTE 

C'est  son  affaire...  —  Pendant  que  je  me  repose, 
l'après-midi,  vous,  Annette,  ah!  ça,  c'est  pénible, 
vous  allez  le  plus  souvent  à  la  rivière. 

ANNETTE 

Ils  salissent  tant  de  linge  ! 

POIL  DE    CAROTTE 

Non,  mais  il  y  a  les  pantalons  de  chasse  de  mon- 
sieur Lepic:  par  la  pluie,  il  rapporte  des  kilos  de 
boue.  Ça  sèche  et  c'est  indécrottable.  Il  faut  savon- 
ner et  taper  dessus  à  se  démettre  l'épaule.  Annette, 
les  pantalons  de  monsieur  Lepic  se  tiennent  droits 
dans  la  rivière  comme  de  vraies  jambes  1 

ANNETTE 

Il  ne  porte  donc  pas  de  bottes  ? 

POIL  DE   CAROTTE 

Ni  bottes,  ni  guêtres.  Il  ne  se  retrousse  môme 
pas.  Monsieur  Lepic  est  un  vrai  chasseur.  —  Au 
fond,  je  crois  qu'il  patauge  exprès  pour  contrarier 
madame  Lepic... 

ANNETTE,  curieusc. 

Us  se  taquinent  ? 


POIL  DE  CAROTTE  I II 

POIL  DE  CAROTTE 

...  mais  comme  ce  n'est  pas  madame  Lepic  qui 
va  à  la  rivière,  il  ne  contrarie  que  vous.  Tant  pis 
pour  vous,  ma  pauvre  Annette,  je  n'y  peux  rien  : 
vous  êtes  la  servante. 

ANNETTB 

Ils  sont  sévères  ? 

POIL  DE  CAROTTE,  confidentiel. 

Ecoutez,  Annette,  sans  quoi  vous  feriez  fausse 
route  :  C'est  monsieur  Lepic  qui  a  l'air  sévère  et 
c'est  madame  Lepic...  chut  !  (Il  entend  du  bruit  et  se 
précipite  sur  sa  pioche.  Une  femme  passe  dans  la  rue.  Il  se 
rassure.;  Ce  chardon  m'agaçait...  Oui,  Annette. 
(II  jette  sa  pioche,  s'assied  dans  la  brouette,  met  une  cor- 
beille de  pois  sur  ses  genoux  et  écosse.  Annette  en  prend  une 
poignée.)  Oh!  laissez,  profitez  de  votre  reste...  — 
Oui,  x^nnette,  monsieur  Lepic,  à  première  vue,  im- 
pressionne, mais  on  ne  le  voit  guère.  Il  est  tout  le 
temps  dehors,  à  Paris,  pour  un  procès  interminable, 
ou  à  la  chasse  pour  notre  garde-manger.  A  la  mai- 
son, c'est  un  homme  préoccupé  et  taciturne.  Il  ne 
rit  que  dans  sa  barbe  et  encore!  il  faut  que  mon 
frère  Félix  soit  bien  drôle...  Il  aime  mieux  se  faire 
comprendre  par  un  geste  que  par  un  mot.  S'il  veut 
du  pain,  il  ne  dit  pas:  ((  Annette,  donnez-moi  le 
pain.  ))  Il  se  lève  et  va  le  chercher  lui-même,  jusqu'à 
ce  que  vous  preniez  l'habitude  de  vous  apercevoir 
qu'il  a  besoin  de  pain. 

ANNETTE 

C'est  un  original. 


r '2  POIL  DE  CAROTTE 


POIL  DE  CAROTTE 

Vous  ne  le  changerez  pas. 

ANNETTE 

Il  VOUS  aime  bien? 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  le  suppose.  Il  m'aime  à  sa  manière,  silencieu- 
sement. 

ANNETTE 

Il  n'a  donc  pas  de  langue? 

POIL  DE    CAROTTE 

Si,  Annette,  à  la  chasse,  une  fameuse  pour  son 
;:hien.  Il  n'en  a  pas  pour  la  famille. 

ANNETTE 

Même  pour  se  disputer  avec  madame  Lepic  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Non.  Mais  madame  Lepic  parle  et  se  dispute 
toute  seule,  et  plus  monsieur  Lepic  se  tait,  plus  elle 
cause,  avec  tout  le  monde,  avec  monsieur  Lepic 
qui  ne  répond  pas,  avec  frère  Félix  qui  répond 
quand  il  veut,  avec  moi  qui  réponds,  quand  elle 
veut,  et  avec  le  chien  qui  remue  la  queue. 

ANNETTE 

Elle  est  toquée  ? 

POIL   DE  CAROTTE 

Vous  dites  ?  —  Faites  attention,  Annette,  elle  n'est 
pas  sourde. 


POIL  DE  CAROTTE  Il3 

AN NETTE 

Elle  est  maligne  7 

POIL  DE  CAROTTE 

Pour  vous^la  servante,  elle  est  bien,  en  moyenne. 
Tantôt  elle  vous  appelle  ma  fille  et  tantôt  espèce 
d'hébétée;  pour  monsieur  Lepic,  elle  est  comme  si 
elle  n'existait  pas  ;  pour  mon  frère  Félix,  c'est  une 
mère.  Elle  l'adore. 

ANNETTB 

Et  pour  vous  > 

POIL  DE  CAROTTE,  Vftgue. 

C'esc  une  mère  aussi. 

ANNETTB 

Elle  vous  adore  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Ndus  n'avons  pas,  Félix  et  moi,  la  même  nature* 

ANNETTB 

Elle  vous  déteste,  hein  > 

POIL  DE  CAROTTB 

Personne  ne  lésait,  Annette.  Les  uns  disent  qu'elle 
ne  peut  pas  me  souffrir  et  les  autres  qu'elle  m'aime 
beaucoup,  mais  qu'elle  cache  son  jeu. 

ANNETTE 

Vous  devez  le  inieux  que  n'importe  qui. 

3 


114  POIL    DE    CAROTTE 

POIL  DE  CAROTTE.  Il  se  lève  et  pose  la  corbeille  de  pois 
près  du  mur. 

Si  elle  cache  son  jeu,  elle  le  cache  bien. 

ANNETTE 

Pauvre  petit  monsieur  I... 

POIL  DE  CAROTTE 

Une  dernière  recommandation,  Annette.  N'ou- 
bliez pas,  à  la  tombée  de  la  nuit... 

ANNETTE 

Vous  avez  l'air  plutôt  gentil. 

POIL  DE    CAROTTE 

Ahl  vous  trouvez?..  Il  paraît  qu'il  ne  faut  pas 
s'y  fier. 

ANNETTE 

Non? 

POIL  DE  CAROTTE 

Il  paraît. 

ANNETTE 

Vous  avez  des  petits  défauts  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Des  petits  et  des  gros.  Je  les  ai  tous.  (Il  compte 
sur  ses  doigts.)  Je  suis  menteur,  hypocrite,  malpro- 
pre, ce  qui  ne  m'empêche  pas  d'être  paresseux  et 
têtu... 

ANNETTE 

Tout  ça  à  la  fois  } 


POIL  DE  CAROTTE  Il5 


POIL  DE  CAROTTE 

Et  ce  n'est  pas  tout.  J'ai  le  cœur  sec  et  je  ronfle... 
Il  y  a  autre  chose...  Ah!  je  boude,  et  c'est  même 
là  peut-être  le  principal  de  mes  défauts.  On  affirme 
que,  malgré  les  coups,  je  ne  m'en  corrigerai  jamais. . . 

ANNETTE 

Elle  vous  bat  > 

POIL  DE  (ÎaROTTB 

Oh  I  quelques  gifles. 

ANNETTB 

Elle  a  la  main  leste  ? 

POIL   DE  CAROTTE 

Une  raquette, 

ANNETTE 

Elle  vous  donne  de  vraies  gifles  > 

POIL  DE  CAROTTE,  léger 

Ça  ne  fait  pas  mal  ;  j*ai  la  peau  dure.  C'est  plu 
tôt  le  procédé  qui  m'humilie  parce  que  je  commence 
à  être  un  grand  garçon.  Je  vais  avoir  seize  ans. 

ANNETTE 

Je  ne  peux  pas  me  figurer  que  vous  êtes  un  mau- 
vais sujet. 

POIL  DE   CAROTTR 

Patience,  vous  y  viendrez. 

ANNETTE 

Je  ne  crois  pas. 


Il6  POIL  DE  CAROTTE 


POIL  DE  CAROTTE 

Madame  Lepic  vous  y  amènera. 

ANNETTE 

Si  je  veux. 

POIL  DE  CAROTTE 

De  gré  ou  de  force,  Annette  ;  elle  vous  retour- 
nera comme  une  peau  de  lièvre,  et  je  ne  vous  con- 
seille pas  de  lui  résister. 

ANNETTE 

Elle  me  mangerait  > 

POIL  DE  CAROTTE 

Elle  se  gênerait!.. 

ANNETTE 

Bigre  ! 

POIL   DE    CAROTTE 

Je  veux  dire  qu'elle  vous  flanquerait  à  la  porte. 

ANNETTE 

Si  je  m'en  allais  tout  de  suite  ? 

POIL  DE  CAROTTE,  inquiet. 

Attendez  quelques  jours.  Madame  Lepic  fera  bon 
accueil  à  votre  nouveau  visage.  Comptez  sur  un 
mois  d'agrément  avec  elle,  et  jusqu'gj  ce  qu'elle 
vous  prenne  en  grippe,  demeurez  ici,  Annette,  vous 
n'y  serez  pas  plus  mal  qu'ailleurs,  et...  je  vous 
aime  autant  qu'une  autre. 


POIL  DE  CAROTTE  II7 


ANNETTE 

Je  VOUS  conviens  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Vous  ne  me  déplaisez  pas  et  je  suis  persuadé  que 
si  chacun  de  nous  y  met  du  sien,  ça  ira  tout  seul. 

ANNETTE 

Moi,  je  le  souhaite. 

POIL  DE  CAROTTE 

Mais  dites  toujours  comme  madame  Lepic,  soyez 
toujours  avec  elle,  contre  moi. 

ANNETTB 

Ce  serait  joli  ! 

POIL  DE  CAROTTE 

Au  moins  faites  semblant  dans  notre  intérêt  ;  rien 
ne  nous  empêchera,  quand  nous  serons  seuls,  de 
redevenir  camarades. 

ANNETTB 

Oh  1  je  vous  le  promets. 

POIL  DE    CAROTTE 

Vous  voyez  comme  j'ai  le  cœur  sec,  Annette,  je 
me  confie  à  la  première  venue. 

ANNETTE 

Le  fait  est  que  vous  n'êtes  pas  fier. 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  vous  prie  seulement  de  ne  jamais  me  tutoyer. 


Il8  POIL    DE    CAROTTE 

L'autre  servante  me  tutoyait  sous  prétexte  qu'elle 
était  vieille  et  elle  me  vexait.  Appelez-moi  Poil  de 
Carotte  comme  tout  le  monde. . . 

ANNETTE,  discrètement 

Non,  non. 

POIL  DE  CAROTTE 

...  ne  me  tutoyez  pas. 

ANNETTE 

Je  ne  suis  pas  effrontée.  Je  vous  jure  que... 

POIL  DE  CAROTTE 

C'est  bon,  c'est  bon,  Annette.  —  Je  vous  disais 
que  j'ai  une  dernière  recommandation  à  vous  faire. 
Monsieur  Lepic  et  moi,  nous  irons  tout  à  l'heure  à 
la  chasse.  Comme  on  rentre  tard,  j'avale  ma  soupe 
et  je  me  couche,  éreinté.  N'oubliez  donc  pas,  ce 
soir,  de  fermer  les  bètes.  D'ailleurs,  c'est  toujours 
vous  qui  les  fermez. 

ANNETTE 

Un  pas  de  plus  ou  de  moins  ! 

POIL  DL  CAROTTE 

Oh  1  oh  !  Annette,  les  premières  fois  que  vous 
traverserez  cette  cour  noire  de  nuit,  sans  lanterne, 
ia  pluie  sur  le  Jos,  le  vent  dans  les  jupes... 

ANNETTE 

J'aurai  de  la  veine  si  j'en  réchappe... 


POIL  DE  CAROTTE  I  IQ 


POIL  DE  CAROTTE 


Hier  soir  vous  n'étiez  pas  là,  j'ai  dû  les  fermer, 
et  je  vous  certifie,  Annette,  que  ça  émotionne. 

ANNETTE 

Vous  êtes  donc  peureux  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh!  non!  permettez,  je  ne  suis  pas  peureux.  Ma- 
dame Lepic  vous  le  dira  elle-même,  je  suis  tout  ce 
qu'elle  voudra,  mais  je  suis  brave.  Regardez  cette 
grange.  C'est  là  que  je  me  réfugie,  quand  il  fait  de 
l'orage.  Eh  !  bien,  Annette,  les  plus  gros  coups  de 
tonnerre  ne  m'empêchent  pas  d'y  continuer  une 
partie  de  pigeon  vole  ! 

ANNETTB 

Tout  seul } 

POIL  DE   CAROTTE 

C'est  aussi  amusant  qu'à  plusieurs.  Quand  j'ai 
un  gage,  j'embrasse  ma  main  ou  le  mur.  Vous 
voyez  si  j'ai  peur  !  Mais  chacun  nos  besognes,  An- 
nette  :  une  des  vôtres,  d'après  les  instructions  de 
madame  Lepic,  c'est  de  fermer  les  bêtes  le  soir, 
et  vous  les  fermerez. 

ANNETTE 

Ohl  c'est  inutile  de  nous  chamailler  déjà,  je  veux 
bien,  je  ne  suis  pas  poltronne. 

POIL  DE  CAROTTE 

Moi  non  plus  I  Annette,  je  n'ai  peur  de  rien,  ni  de 


120  POIL    DE    CAROTTE 


personne.  Parfaitement,  de  personne.  (Avec  autorité.) 
Mais  il  s'agit  de  savoir  qui  de  nous  deux  ferme  les 
bêtes  ;  or  la  volonté  de  madame  Lepic,  sa  volonté 
formelle. . . 

MADAME  LEPIC,  Surgissant. 
Poil  de  Carotte,  tu  les  fermeras  tous  les  soirs. 


SCÈNE  IV 

Les  Mêmes,  MADAME  LEPIC 

Bandeaux  plats,  robe  princesse  marron,  une  broche  au  cou, 
une  onibrelle  à  la  main. 

Au  moment  où  Poil  de  Carotte  disait  :  Je  n'ai  peur  de  rien, 
ni  de  personne,  elle  avait  ouvert  la  porte,  et  elle  écoutait, 
surprenante,  droite,  sèche,  muette,  sa  réponse  prête. 

POIL  DE  CAROTTE 

Oui,  maman. 
Il  attrape  sa  pioche  et  il  ofl're  son  dos  ;  il  se  rétrécit,  il 
semble  creuser  un  trou  dans  la  terre  pour  se  fourrer 
dedans. 

ANNETTE.  Curieuse  et  intimidée,  elle  salue  madame  Lepic. 
Bonjour,  madame. 

MADAME  LEPIC 

Bonjour,  Annette.  Il  y   a    longtemps    que  vous 

êtes  là  ? 

ANNETTE 

Non,  madame,  un  quart  d'heure. 


POIL    DE    CAROTTTE  121 


MADAME  LEPIC,  à  Poil  de  Carotte. 
Tu  ne  pouvais  pas  venir  me  chercher  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

J'y  allais,  maman. 

MADAME  LEPIC 

J'en  doute. 

POIL  DE  CAROTTE 

N'est-ce  pas,  Annette) 

AN NETTE 

Oui,  madame. 

MADAME   LEPIC 

Tu  pouvais  au  moins  la  faire  entrer.  On  ne  t'ap- 
prend pas  la  politesse  à  ton  collège? 

AN NETTE 

J'étais  bien  là,  madame,  et  je  causais  avec  mon- 
sieur votre  fils... 

MADAME     LEPIC,   SOUpçonnCUSC. 

Ah  !  vous  causiez  avec  monsieur  mon  fils  Poil  de 
Carotte...  c'est  un  beau  parleur. 

POIL  DE  CAROTTE 

Maman,  je  la  renseignais. 

MADAME  LEPIC,  à  Poil  de  Carotte. 
Sur  ta  famille.  (A  Annette.)  Il  a  dû  vous  en  dire. 


22  POIL  DE  CAROTTE 


AN NETTE 


Lui ,  madame  I  c'est  un  trop  bon  petit  jeune 
homme. 

MADAME  LEPIC 

Oh  1  oh  I  Annette,  il  n'a  pas  perdu  son  temps  avec 
vous...  (A  Poil  de  Carotte.)  Ote  donc  tes  mains  de  tes 
poches.  Je  finirai  par  te  les  coudre.  (Poil  de  Carotte 
ôte  sa  main  de  sa  poche.)  Regardez  ces  baguettes  de 
tambour.  Il  userait  un  pot  de  pommade  tous  les  ma- 
tins, si  on  lui  en  donnait.  (Poil  de  Carotte  rabat  ses  che- 
veux.)  Et  ta  cravate? 

POIL  DE  CAROTTE,  cherche  à  son  cou. 

Tu  dis  que  je  n'ai  pas  besoin  de  cravate  à  la  cam- 
pagne. 

MADAME  LEPIC 

Oui,  mais  tu  as  encore  sali  ta  blouse.  Il  n'y  aurait 
qu'une  crotte  de  boue  sur  la  terre,  elle  serait  pour 
toi. 

POIL    DE  CAROTTE.  En  louchant,  il  remarque  que  son 
épaule  est  grise  de  terre. 

C'est  la  pioche. 

MADAME  LEPIC,  accablée  de  lassitude. 
Tu  pioches  ta  blouse,  maintenant! 

ANNETTE,  pose  son  panier  sur  le  banc. 
Je  vais  lui  donner  un' coup  de  brosse,  madame. 


POIL    DE    CAROTTE  12$ 


MADAME    LEPIC 

Mais  il  a  fait  votre  conquête,  Annette  !...  Vous 
avez  de  la  chance  d'être  dans  les  bonnes  grâces  de 
Poil  de  Carotte.  N*y  est  pas  qui  veut.  —  Lais- 
sez, il  se  brossera  sans  domestique.  (Prévenante  )  Vous 
devez  être  lasse,  ma  fille;  entrez  à  la  maison  vous 
rafraîchir,  et  vous  prendrez  un  peu  de  repos  dans 
votre  chambre.  (Elle  ouvre  la  porte,  et,  du  haut  de  l'esca- 
lier.) Poil  de  Carotte,  monte  de  la  cave  une  bouteille 
de  vin. 

POIL  DE   CAROTTE 

Oui,  maman. 

MADAME  LEPIC 

Et  cours  à  la  ferme  chercher  un  bol  de  crème 

POIL  DE  CAROTTE 

Oui,  mamen. 

MADAME  LEPIC 

Trotte  1  Ensuite...  (A  Annette.)  Votre  malle  esta 
la  gare? 

ANNETTE 

Oui,  madame. 

MADAME  LEPIC 

Poil  de  Carotte  ira  la  prendre  sur  sa  brouette. 

POIL    DE    CAROTTE 

Ahl 


124  POIL  DE  CAROTTE 

MADAME  LEPIC 

Ça  te  gêne  } 

POIL   DE    CAROTTE 

Je  me  dépêcherai. 

MADAME  LEPIC 

Tu  as  le  feu  au  derrière } 

POIL  DE  CAROTTE 

Non,  maman,  —  mais  je  dois  aller  à  la  chasse, 
tout  à  l'heure,  avec  papa. 

MADAME   LEPIC 

Eh  bien,  tu  n'iras  pas  à  la  chasse  tout  à  l'heure 
avec  ((  papa.  » 

POIL  DE  CAROTTE 

C'est  que  mon  papa... 

MADAME  LEPIC 

Je  t'ai  fait  déjà  observer  qu'il  était  ridicule,  à  ton 
âge,  de  dire  «  mon  papa.  » 

POIL  DE  CAROTTE 

C'est  que  mon  père  me  demande  d'y  aller  et  qttO 

j'ai  promis. 

MADAME  LEPIC 

Tu  dépromettras.  —  Où  est-il,  ton  pôre> 

POIL  DE  CAROTTE 

Il  fait  sa  sieste. 


POIL    DE    CAROTTE  125 

MADAME  LEPIC.  Elle  redescend  vers  Poil  de  Carotte  qui  re- 
cule et  lève  le  coude. 

Pourquoi  ce  mouvement?  Annette  va  croire  que 
je  te  fais  peur.  —  Je  ne  veux  pas  que  tu  ailles  à  la 

ciiasse. 

POIL  DE  CAROTTE 

Bien,  maman.   —  Qu'est-ce  qu'il  faudra  dire  à 

mon  père? 

MADAME  LEPIC 

Tu  diras  qu©  tu  as  changé  d'idée.  C'est  inutile 
de  te  creuser  la  tête.  Tu  m'entends?  Si  tu  répondais 
quand  je  te  parle  ? 

POIL   DE  CAROTTE 

Oui,  ma  mère.  —  Oui,  maman. 

MADAME  LEPIC,  même  ton.  "^^ 

Oui,  maman.  —  Tu  boudes  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  ne  boude  pas. 

MADAME  LEPIC 

Si,  tu  boudes.  Pourquoi?  Tu  n'y  tenais  guère,  à 
cette  partie  de  chasse. 

POIL  DE  CAROTTE,   révolte  sourde. 
Je  n'y  tenais  pas. 

MADAME  LEPIC 

Oh!  tête  de  boisi  (Elle  remonte  l'escalier.)  Ah!  ma 
pauvre  Annette  !  On  ne  le  mène  pas  comme  on  veut, 
celui-là  1 


120  POIL  DE  CAROTTE 

ANNETTE 

Il  a  pourtant  l'air  bien  docile. 

MADAME  LEPIC 

Lui,  rien  ne  le  touche.  Il  a  un  cœur  de  pierre,  il 
n'aime  personne.  N'est-ce  pas,  Poil  de  Carotte? 

POIL  DE  CAROTTE 

Si,  maman. 

MADAME  LEPIC,  qui  Sait  ce  qu'elle  dit. 

Non,  maman.  —  Ah  1  si  je  n'avais  pas  mon  Félix  f 
Elle  entre  avec  Annette  et  ferme  la  porte,  mais  elle  la 
retient.  C'est  une  de  ses  roueries. 

POIL  DE  CAROTTE 

Rasée,  ma  partie   de  chasse!  Ça  m'apprendra, 
une  fois  de  plus  ! 

MADAME  LEPIC  rouvre  la  porte. 

As-tu  fini  de  marmotter  entre  tes  dents? 
Elle  entend  M.  Lepic  et  ferme  la  porte.  Poil  de  Carotte 
se  remet  à  piocher.  M.  Lepic  paraît  à  la  grille,  le  fusil 
en  bandoulière  et  la  carnassière  à  la  main  pour  Poil 
de  Carotte. 

SCÈNE  V 

POIL  DE   CAROTTE,    MONSIEUR  LEPIC, 
puis  ANNETTK. 

MONSIEUR   LEPIC 

Allons,  y  es-tu  r 


POIL  DE  CAROTTE  I27 


POIL  DE  CAROTTE 


Ma  foi,  papa,  je  viens  de  changer  d'idée.  —  Je 
ne  vais  pas  à  la  chasse. 

MONSIEUR  LEPIC 

Qu'est-ce  qui  te  prend  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Ça  ne  me  dit  plus. 

MONSIEUR  LEPIC 

Quel   drôle  de  bonhomme  tu  fais!..  A  ton  aise, 
mon  garçon. 

Il  met  sa  carnassière, 

POIL  DE  CAROTTE 

Tu  te  passeras  bien  de  moi  ? 

MONSIEUR  LEPIC 

Mieux  que  de  gibier. 

ANNETTE  vient  à  Poil  de  Carotte,  un  bol  à  la  main. 

Madame  Lepic  m'envoie  vous  dire  d'aller  vite  à 
la  ferme  chercher  le  bol  de  crème. 

POIL  DE  CAROTTE,  jetant  sa  pioche. 

J'y  vais.  (A  M.  Lepic  qui  s'éloigne.)  Au  revoir,  papa, 
bonne  chasse  I 

ANNETTE 

C'est  monsieur  Lepic? 

POIL  DE  CAROTTE 

Oui. 


128  POIL    DE    CAROTTE 

ANNETTE 

Il  a  l'air  maussade. 

POIL  DE  CAROTTE 

Il  n'aime  pas  que  je  lai  souhaite  bonne  chasse  :  ça 
porte  guigne. 

ANNETTE 

Vous  lui  avez  répété  que  madame  Lepic  vous 
avait  défendu  de  le  suivre  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Mais  non,  Annette.  N'auriez-vous  pas  compris 
madame  Lepic)  J'ai  dit  simplement  que  je  venais 
de  changer  d'idée. 

ANNETTE 

Il  doit  VOUS  trouver  capricieux. 

POIL  DE  CAROTTE 

Il  s'habitue. 

ANNETTE 

Comme  madame  Lepic  vous  a  parlé  f 

POIL  DE  CAROTTE 

Pour  votre  arrivée,  elle  a  été  convenable. 

ANNETTE 

Oui  I  J'en  étais  mal  à  mon  aise. 

POIL  DE  CAROTTE 

Vous  vous  y  habituerez. 


POIL  DE  CAROTTE  12^ 

ANNETTE 

Moi,  à  votre  place,  j'aurais  dit  la  vérité  à  monsieur 
LepiC. 

POIL  DE  CAROTTE,  prenant  le  bol  des  mains  d'Annette. 

Qu'est-ce  que  je  désire,  Annette  ?  Eviter  les  cla- 
ques. Or,  quoi  que  je  fasse,  monsieur  Lepic  ne 
m'en  donne  jamais  ;  il  n'est  même  pas  assez  causeur 
pour  me  gronder,  tandis  qu'au  moindre  prétexte 
madame  Lepic... 

Il  lève  la  main,  lâche  le  bol,  et  regarde  la  fenêtre. 

ANNETTE.  Elle  ramasse  les  morceaux  du  bol. 

N'ayez  pas  peur,  c'est  moi  qui  l'ai  cassé...  —  A 
votre  place,  j'aurais  dit  la  vérité. 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  suppose,  Annette,  que  je  dénonce  madame  Le 
pic  et  que  monsieur  Lepic  prenne  mon  parti,  pensez- 
vous  que  si  monsieur  Lepic  attrapait  madame  Lepic 
à  cause  de  moi,  madame  Lepic,  à  son  tour,  ne  me 
rattraperait  pas  dans  un  coin  ? 

ANNETTE 

Vous  avez  un  père...  et  une  mèref 

POIL  DE  CAROTTE 

Tou»-  le  monde  ne  peut  pas  être  orpheîiu. 

MONSIEUR  LEPIC.  H  reparaît  à  la  grille  de  la  cour. 

Où  diable  est  donc  le  chien  >  Il  y  a  une  heure  que 
je  l'appelle. 


l30  POIL  DE  CAROTTE 

POIL  DE  CAROTTE 

Dans  le  toit,  papa. 

Il  va  pour  ouvrir  la  porte  du  chien. 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  l'avais  enfermé  ? 

POIL  DE  CAROTTE,  malgré  lui. 
Oui,  —  par  précaution,  —  pour  toi. 

MONSIEUR   LEPIC 

Pour  moi  seulement  >  C'est  singulier.  Poil  de  Ca- 
rotte, prends  garde.  Tu  as  un  caractère  bizarre,  je 
le  sais  et  j'évite  de  te  heurter.  Mais  ce  que  je  refuse 
d'admettre,  c'est  que  tu  te  moques  de  moi. 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh  I  papa,  il  ne  manquerait  plus  que  ça. 

MONSIEUR  LEPIC 

Bougre  1  si  tu  ne  te  moques  pas,  explique  tes  lu- 
bies, et  pourquoi  tu  veux  et  brusquement  tu  ne  veux 
plus  la  même  chose. 

ANNETTE.  Elle  s'approche  de  Poil  de  Carotte. 

Expliquez.  —  (A  monsieur  Lepic.)  Bonjour,  mon- 
sieur. 

POIL  DE  CAROTTE,  à  M.  Lepic  étonné. 

La  nouvelle  servante,  papa  ;  elle  arrive,  elle  n'est 
pas  au  courant. 

ANNETTE 

Expliquez  que  ce  n'est  pas  vous  qui  ne  voulez  plus. 


POIL  DE  CAROTTE  l3l 

POIL  DE  CAROTTE 

Annette,  si  vous  vous  mêliez  de  ce  qui  vous  re- 
garde I 

MONSIEUR  LEPIC 

Ce  n'est  pas  toi  ?  Qu'est-ce  que  ça  signifie  >  Ré- 
ponds. Répondras-tu,  à  la  fin,  bon  Dieu  ! 

Poil  de  Carotte,  du  pied,  gratte  la  terre. 

SCÈNE  VI 

Les  Mêmes,  MADAME  LEPIC. 

MADAME  LEPIC.  Elle  ouvre  la  fenêtre,  d'où  elle  voyait,  sans 
entendre,  et  d'une  voix  douce  : 

Annette,  vous  avez  dit  à  mon  fils  Poil  de  Carotte 
de  passer  à  la  ferme  ? 

ANNETTE 

Oui,  madame. 

MADAME  LEPIC 

Tu  as  le  temps,  n'est-ce   pas,  Poil  de  Carotte, 
puisque  ça  ne  te  dit  plus  d'aller  à  la  chasse  * 

POIL  DE  CAROTTE,  Comme  délivré 
Oui,  maman. 

ANNETTE,  outrée,  bas  à  M.  Lepic 
C*est  elle  qui  le  lui  a  défendu. 


l32  POIL  DE  CAROTTE 


MADAME  LEPIC 

Va,  mon  gros,  ça  te  promènera. 

MONSIEUR  LEPIC 

Ne  bouge  pas. 

MADAME  LEPIC 

Dépêche-toi,  tu  seras  bien  aimable. 

Poil  de  Carotte  s'élance. 

MONSIEUR  LEPIC 

Je  t'ai  dit  de  ne  pas  bouger. 

Poil  de  Carotte,  entre  deux  feux,  s'arrête 

MADAME   LEPIC 

Eh  bien,  mon  petit  Poil  de  Carotte  > 

MONSIEUR  LEPIC,  sans  regarder  madame  Lepic. 
Qu'on  le  laisse  tranquille  ! 

Poil  de  Carotte  s'assied,  d'émotion. 

MADAME  LEPIC,  interdite. 

Si  VOUS  rentriez,  Annette,  au  lieii  de  bâiller  au 
nez  de  ces  messieurs  ? 

Elle  ferme  à  demi  la  fenêtre. 

ANNETTE 

Oui,  madame.    (Elle  s'approche  de  Poil  de  Carotte.) 
Vous  voyez!... 

POIL  DE  CAROTTE 

Voue  avez  fait  un  beau  coup. 


POIL  DE  CAROTTE  l33 


ANNETTE 

Je  ne  mens  jamais,  moi. 

POIL  DE  CAROTTE 

C'est  un  tort.  Vous  ne  ferez  pas  long  feu  ici. 

ANNETTE 

Oh  !  je  trouverai  des  places  ailleurs.  Je  suis  une 
brave  fille. 

POIL  DE  CAROTTE,  grognô 

Je  m'en  fiche  pas  mal. 

ANNETTE 

Vous  êtes  fâché  contre  moi?... 

MADAME  LEPIC,  rouvre  la  fenêtre  d'impatience. 

Annette  t 

MONSIEUR  LEPIC,  ôtant  sa  carnassière  qu'il  donne  à  An- 
nette  avec  le  fusil 
Emportez  1 

ANNETTE 

Il  n'est  pas  chargé,  au  moins  ! 

MONSIEUR    LEPIC 

Si. 

Annette  rentre  à  la  maison. 

SCÈNE^VII 

POIL  DE  CAROTTE,  MONSIEUR  LEPIC. 

MONSIEUR  LEPIC 

Et  maintenant,  veux-tu  me  répondre? 


l34  POIL  DE  CAROTTE 


POIL  DE  CAROTTE 

Cette  fille  aurait  bien  dû  tenir  sa  langue,  mais 
elle  dit  la  vérité,  ma  mère  me  défend  d'aller  ce  soir 
à  la  chasse. 

MONSIEUR  LEPIC 

Pourquoi  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Ah!  demande-le  lui. 

MONSIEUR  LEPIC 

Elle  te  donne  un  motif. 

POIL   DE  CAROTTE 

Elle  n'a  pas  de  comptes  à  me  rendre. 

MONSIEUR  LEPIC 

Elle  a  besoin  de  toi  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Elle  a  toujours  besoin  de  moi. 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  lui  as  fait  quelque  chose? 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  le  saurais.  Quand  je  fais  quelque  chose  à  ma 
mère,  elle  me  le  dit  et  je  paye  tout  de  suite.  Mais 
j*ai  été  très  sage  cette  semaine. 

MONSIEUR    LEPIC 

Ta  mère  te  défendrait  de  venir  à  la  chasse  > 

POIL  DE  CAROTTE 

Elle  me  défend  ce  qu'elle  peut. 


POIL    DE    CAROTTE  l35 


MONSIEUR  LEPIC 

Avec  moi  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Justement. 

MONSIEUR     LEPIC 

Sans  aucune  raison  ?...  Qu'est-ce  que  ça  peut 
lui  faire  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Ça  lui  déplaît,  parce  que  ça  me  fait  plaisir. 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  te  l'imagines  ! 

POIL  DE  CAROTTE 

Déjà  tu  te  méfies... 

MONSIEUR  LEPIC.  H  fait  quelques  pas  de  long  en  large, 
s'approche  de  Poil  de  Carotte  et  lui  passe  la  main  dan»  les 

cheveux. 

Redresse  donc  tes  bourraquins,  ils  te  tombent 
toujours  dans  les  yeux...  Qu'est-ce  que  tu  as  sur  le 
cœur?  (Silence  de  Poil  de  Carotte  oppressé.)  Parle. 

POIL  DE  CAROTTE,  se  dresse,  résolu. 

Papa,  je  veux  quitter  cette  maison. 

MONSIEUR    LEPIC 

Qu'est-ce  que  tu  dis? 

POIL    DE    CAROTTB 

Je  voudrais  quitter  cette  maison. 


l36  POIL    DE    CAROTTE 


MONSIEUR  LEPIC 

Parce  que? 

POIL  DE  CAROTTE 

Parce  que  je  n'aime  plus  ma  mère. 
MONSIEUR   LEPIC,  narquois. 

Tu  n'aimes  plus  ta  mère,  Poil  de  Carotte?  Ah! 
c'est  fâcheux.  Et  depuis  quand  ? 

POIL  DE   CAROTTE 

Depuis  que  je  la  connais,  —  à  fond. 

MONSIEUR  LEPIC 

Voilà  un  événement.  Poil  de  Carotte.  C'est  grave, 
un  fils  qui  n'aime  plus  sa  mère. 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  te  prie,  papa,  de  m'indiquer  le  meilleur  moyen 
de  me  séparer  d'elle  ? 

MONSIEUR  LEPIC 

Je  ne  sais  pas.  Tu  me  surprends.  Te  séparei  de 
ta  mère  !  Tu  ne  la  vois  qu'aux  vacances,  deux  mois 
par  an. 

POIL  DE  CAROTTE 

C'est  deux  mois  de  trop.  —  Ecoute,  papa,  il  y  a 
plusieurs  moyens  :  d'abord  je  pourrais  rester  au 
collège  toute  l'année. 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  t'y  ennuierais  à  périr. 


POIL  DE  CAROTTE  iB/ 


POIL  DE  CAROTTE 

Je  bûcherais,  je  préparerais  la  classe  suivante. 
Autorise-moi  à  passer  mes  vacances  au  collège. 

MONSIEUR  LEPIC 

On  ne  te  verrait  plus  d'un  bout  de  l'année  à  l'au- 
tre ? 

POIL   DE  CAROTTE 

Tu  viendrais  me  voir  là-bas. 

MONSIEUR   LEPIC 

\ 

Les  voyages  d'agrément  coûtent  cher. 

POIL    DE    CAROTTE 

Tu  profiterais  de  tes  voyages  d'affaires,  —  avec 
un  petit  détour... 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  nous  ferais  remarquer,  car  la  faveur  que  tu 
réckmcs  est  réservée  aux  élèves  pauvres. 

POIL   DE   CAROTTE 

Tu  dis  souvent  que  tu  n'es  pas  riche. 

MONSIEUR    LEPIC 

Je  n'en  suis  pas  là.  On  croirait  que  je  t'abandonne. 

POIL    DE   CAROTTE 

Alors,  laissons  mes  études.  Retire-moi  ducollège, 
BOUS  prétexte  que  je  n'y  progresse  pas,  et  je  pren- 
drai un  métier. 


l38  POIL    DE    CAROTTE 

xMONSIEUR    LEPIC 

Lequel  choisirais-tu  ? 

POIL    DE    CAROTTS 

Il  n'en  manque  pas  dans  le  commerce,  l*industrie 
et  l'agriculture. 

MONSIEUR    LEPIC 

Veux-tu  que  je  te  mette  chez  un  menuisier  de  la 
ville? 

POIL    DE    CAROTTE 

Je  veux  bien. 

MONSIEUR  LEPIC 

Ou  chez  un  cordonnier  ? 

POIL    DE    CAROTTE 

Je  veux  bien,  pourvu  que  je  gagne  ma  vie. 

MONSIEUR    LEPIC 

Oh  !  tu  me  permettrais  de  t'aider  encore? 

POIL  DE    CAROTTE 

Certainement,  une  année  ou  deux,  s'il  le  fallait. 

MONSIEUR    LEPIC 

Tu  rêves,  Poil  de  Carotte  !  Me  sûis-je  imposé  de 
grands  sacrifices  pour  que  tu  cloues  des  semelles  ou 
que  tu  rabotes  des  planches? 

POIL  DE  CAROTTE,  découragé. 
Ah  I  papa,  tu  te  joues  de  moi  I 


POIL    DE    CAROTTE  1^9 

MONSIEUR    LEPIC 

Franchement,  tu  le   mérites.  Y  penses-tu  >  Ton 
frère  bachelier,  peut-être,  et  toi  savetier  I 

POIL    DE    CAROTTE 

Papa,  mon  frère  est  heureux  dans  sa  famille. 

MONSIEUR  LEPIC.   H  va  s*asseoir  sur  le  banc. 
Et  toi,  tu  ne  l'es  pas  ?  Pour  quelques  petites  scè- 
nes ?  des  misères  d'enfant  I 

POIL  DE  CAROTTE,   un  peu  à  lui-même. 
11  y  a  des  enfants  si  malheureux  qu'ils  se  tuent  I 

MONSIEUR   LEPIC 

C'est  bien  rare. 

POIL   DE   CAROTTE 

Ça  arrive. 

MONSIEUR  LEPIC,  toujours  narquois*. 
Tu  veux  te  suicider? 

POIL  DE   CAROTTE 

De  temps  en  temps. 

MONSIEUR    LEPIC 

Tu  as  essayé  ? 

POIL    DE    CAROTTB 

Deux  fois. 

MONSIEUR    LEPIC 

Quand  on  se  rate  la  première  fois,  on  se    rate 
louj.."jrs 


140  POIL    DE    CAROTTE 

,/ 

POIL    DE  CAROTTE 

Je  reconnais  que  la  première  fois  je  n'étais  pas 
bien  décidé.  Je  voulais  seulement  voir  l'effet  que  ça 
fait.  J'ai  tiré  un  seau  du  puits  et  j'ai  mis  ma  tête 
dedans.  Je  fermais  le  nez  et  la  bouche  et  j'attendais 
l'asphyxie^  quand,  d'une  seule' calotte,  madame  Le- 
pic —  ma  mère  1  —  renverse  le  seau  et  me  donne 
de  l'air.  (Il  rit.  M.  Lepic  rit  dans  sa  barbe.)  Je  n'étais 
pas  noyé,  je  n'étais  qu'inondé  de  la  tête  aux  pieds. 
Ma  mère  a  cru  que  je  ne  savais  qu'inventer  pour  salir 
notre  eau  et  empoisonner  ma  famille 

MONSIEUR    LEPIC 

A  propos  de  quoi  te  noyais-tu? 

POIL    DE   CAROTTE 

Je  ne  me  rappelle  plus  ce  que  j'avais  fait,  ce  jour- 
là,  à  ma  mère.  Mon  premier  suicide  n'est  qu'une 
gaminerie  :  j'étais  trop  petit.  Le  second  a  été  sé- 
rieux. 

MONSIEUR    LEPIC 

Ohl  ohl  cette  figure  !  Poil  de  Carotte. 

POIL    DE    CAROTTE 

J'ai  voulu  me  pendre. 

MONSIEUR    LEPIC 

Et  te  voilà.  Tu  n'avais  pas  plus  envie  de  te  pen- 
dre que  de  te  jeter  à  l'eau. 


POIL  DE  CAROTTE  14 ^ 


POIL  DE  CAROTTE 

J'étais  monté  sur  le  fenil  de  la  grange.  J'avais  at- 
taché une  corde  à  la  grosse  poutre,  tu  sais  ? 

MONSIEUR   LEPIC 

Celle  du  milieu. 

POIL  DE  CAROTTE 

J'avais  fait  un  nœud,  et  le  cou  dedans,  les  pieds 
joints  au  bord  du  fenil,  les  bras  croisés,  comme  ça... 

MONSIEUR  LEPIC 

Oui,  oui... 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  voyais  le  jour  par  les  fentes  des  tuiles. 

MONSIEUR  LEPIC,  troublé. 

Dépêche-toi  donc. 

POIL   DE  CAROTTE 

J'allais  sauter  dans  le  vide,  on  m'appelle. 

MONSIEUR  LEPIC,  Soulagé. 

Et  tu  es  descendu? 

POIL  DE  CAROTTB 

Cu}. 

MONSIEUR  LEPIC 

Ta  mère  t*a  encore  sauvé  la  vie. 

POIL  DE  CAROTTE 

Si  ma  mère  m'avait  appelé,  je  serais  loin.  Je  suis 


143  POIL    DE    CAROTTE 

redescendu  parce  que  c'est  toi,   papa,  qui  m'appe- 
lais. 

MONSIEUR  LEPIC 

C'est  vrai  ? 

POIL  DE  CAROTTE,  regardant  du  côté  du  fenil 

Veux-tu  que  je  remonte?  La  corde  y  est  toujours. 
(M.  Lepic  se  dirige  vers  la  grange  et  hésite.)  Va,  va,  je 
ne  mens  qu'avec  ma  mère. 

MONSIEUR  LEPIC.    Il    n'entre  pas,  il  revient  et  saisit  la 
main  de  Poil  de  Carotte. 

Elle  te  maltraite  à  ce  point  1 

POIL  DE  CAROTTE 

Laisse-moi  partir. 

MONSIEUR  LEPIC 

Pourquoi  ne  te  plaignais-tu  pas? 

POIL  DE   CAROTTE 

Elle  me  défend  surtout  de  me  plaindre.  Adieu, 
papa. 

MONSIEUR  LEPIC 

Mais  tu  ne  partiras  pas.  Je  t'empêcherai  de  faire 
un  coup  pareil.  Je  te  garde  près  de  moi  et  te- jure 
que  désormais  on  ne  te  tourmentera  plus. 

POIL  DE  CAROTTE 

Qu'est-ce  que  tu  veux  que  je  fasse  ici,  puisque 
je  n'aime  pas  ma  mère? 


POIL    DE    CAROTTE  H  3 


MONSIEUR  LEPIC.  La  phrase  lui  échappe. 

Et  moi,  crois-tu  donc  que  je  l'aime? 

Il  marche  avec  agitation. 

POIL  DE  CAROTTE,  le  SUit. 

Qu'est-ce  que  tu  as  dit,  papa  ? 

MONSIEUR  LEPIC,  fortement. 
J*ai  dit  :  Et  moi,  crois-tu  donc  que  je  l'aime  ? 

POIL  DE  CAROTTE.  H  rayonne. 
Ohl  papa,  je  craignais  d'avoir  mal  entendu. 

MONSIEUR  LEPIC 

Ça  te  fait  plaisir? 

POIL  DE  CAROTTE 

Papa,  nous  sommes  deux.    —   Chut!  Elle  nous 
surveille  par  la  fenêtre. 

MONSIEUR  LEPIC 

Va  fermer  les  volets. 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh  non,  par   les  carreaux  elle  me  foudroierait. 

MONSIEUR    LEPIC 

Tu  as  peur? 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh  oui,  fais  ta  commission  toi-même.  (M.  Lepic  va 
fermer  les  volets.   Il  les  ferme,  le  dos   tourné  à  la  tenétre.) 


144  POÏL    DE    CAROTTE 

Tu  as  du  courage,  lui  fermer  les  volets  au  nez,  en 
plein  jourl...  Qu'est-ce  qui  va  se  passer? 

MONSIEUR  LEPIC 

Mais  rien  du  tout,  bêta. 

POIL  DE  CAROTTB 

Si  elle  les  rouvre  ! 

MONSIEUR  LEPIC 

Je  les  refermerai.  Elle  te  terrifie  doncî 

POIL  DE  CAROTTE 

Tu  ne  peux  pas  savoir,  tu  es  un  homme,  toi.  Elle 
me  terrifie...  au  point  que  si  j'ai  le  hoquet  elle  n'a 
qu'à  se  montrer,  c'est  fini. 

MONSIEUR  LEPIC 

C'est  nerveux. 

POIL  DE  CAROTTB 

J'en  suis  malade. 

MONSIEUR  LEPIC 

Ton  frère  Félix  n'en  a  pas  peur,  lui  î 

POIL  DE  CAROTTE 

Mon  frère  Félix  I  il  est  admirable.  Je  devrais  le 
détester  parce  qu'elle  le  gâte  et  je  l'aime  parce  qu'il 
lui  tient  tête.  Quand,  par  hasard,  elle  le  menace, 
il  attrape  un  manche  à  balai,  et  elle  n'approche 
pas.  Quel  typel   Aussi  elle   préfère  le  prendre  par 


POIL    DE    CAROTTE  14^ 


les  sentiments  :  elle  dit  qu'il  est  d'une  nature  trop 
susceptible,  qu'elle  n'en  ferait  rien  avec  des  coups, 
et  qu'ils  s'appliquent  mieux  à  la  mienne. 

MONSIEUR   LEPIC 

Imite  ton  frère...  défends-toi. 

/  POIL    DE  CAROTTE 

Ah I  si  j'osais!  Je  n'oserais  pas,  môme  si  j'étais 
majeur,  et  pourtant  je  suis  fort,  sans  en  avoir  l'air. 
Je  me  battrais  avec  un  bœuf  I  Mais  je  me  vois 
armé  d'un  manche  à  balai  contre  ma  mère.  Elle 
croirait  que  je  l'apporte,  il  tomberait  de  mes  mains 
dans  les  siennes,  et  peut-être  qu'elle  me  dirait 
merci,  avant  de  taper. 

MONSIEUR  LEPIC 

Sauve-toi. 

POIL     DE   CAROTTE 

Je  n'ai  plus  de  jambes  ;  elle  me  paralyse  ;  et  puis 
il  faudrait  toujours  revenir.  C'est  ridicule,  hein  I 
papa,  d'avoir  à  ce  point  peur  de  sa  mère!  —  Ne 
te  fait-elle  pas  un  peu  peur  aussi  ? 

MONSIEUR    LEPIC 

A  moi  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Tu  ne  la  regardes  jamais  en  face. 

MONSIEUR  LEPIC 

Pour  d'autres  raisor> 

10 


146  POIL  DE  CAROTTE 


POIL  DE  CAROTTE 

Quelles  raisons,  papa?...  —  Ohl.,, 

MONSIEUR  LEPIC 

Qu'est-ce  qu'il  y  a  encore  > 

POIL  DE  CAROTTE 

Papa,  elle  écoute  derrière  la  porte 
En  eiïet,  madame  Lepic  avait  entr'ouvert  la  porte.  Sur- 
prise en  faute,  elle  l'ouvre,  descend  l'escalier  et  vient 
peu  à  peu,  avec  des  arrêts  çà  et  là,  ramasser  des  brin- 
dilles de  fagots. 

SCÈNE  VIII 
Les  Mêmes,  MADAME  LEPIC. 

MADAME  LEPIC,  à  Poil  de  Carotte 

Si  tu  te  dérangeais,  Poil  de  Carotte...  Ote  ton 
pied,  s'il  te  plaît  ! 

M.  Lepic  observe  le  manège  de  madame  Lepic  et  sou" 
dain  perd  patience. 

MONSIEUR  LEPIC,  sans  regarder  madame  Lepic. 
Qu'est-ce  que  vous  faites  là  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

OhI...ohl... 

Il  se  réfugie  dans  la  granga. 


POIL    DE    CAROTTE  147 

t 


MADAME  LEPIC,    faussement  soumise 

Je  n'ai  pas  le  droit  de  ramasser  quelques  brin 
ailles  de  fagot  ? 

MONSIEUR  LEPIC 

Allez-vous  en! 

MADAME  LEPIC.  Début  dc  crise,  mouchoir  aux  lèvres. 
Le  bruit  attire  An  nette  sur  l'escalier. 

Voilà  comme  on  me  parle  devant  une  étrangère 
et  devant  mes  enfants  qui  me  doivent  le  respect. 
Mon  Dieu,  qu'est-ce  que  j'ai  donc  fait  au  ciel  pour 
être  traitée  comme  la  dernière  des  dernières? 

MONSIEUR  LEPIC,  Calme,  à  Annette. 

Je  VOUS  avertis,  Annette,  que  madame  va  avoir 
une  crise  ;  mais  ce  n'est  qu'un  jeu  ;  elle  se  tord  les 
bras,  mais  prenez  garde,  elle  n'égratignerait  que 
vous;  elle  mange  son  mouchoir,  elle  ne  l'avale  pas  : 
elle  menace  de  se  jeter  dans  le  puits,  il  y  a  un  gril- 
lage. Elle  fait  semblant  de  courir  partout,  affolée, 
et  elle^va  droit  chez  le  curé. 

MADAME  LEPIC,  suffoquée. 

Jamais,  jamais,  je  ne  remettrai  les  pieds  dans 
cette  maison. 

MONSIEUR  LEPIC 

A  ce  soir  !  \ 

MADAME  LEPIC,  déjà  dans  la  rue,  d'une  voix  lointaine. 

Seigneur,  ne  laisserez-vous  pas  tomber  enfin  sur 
moi  un  regard  de  miséricorde? 


148  POIL  DE  CAROTTE 

ANNETTE 

Je  vais  suivre  madame,  elle  est  dans  un  état  I 

MONSIEUR  LEPIC 

Comédie  1 

Annette  sort. 

SCÈNE  IX 

POIL  DE  CAROTTE,  MONSIEUR  LEPIC 

MONSIEUR  LEPIC.  Il  cherche  des  yeux  Poil  de  Carotte 
Où  es-tu  ?  (Il  l'aperçoit  dans  la  grange.)  Poltron  I 
POIL  DE  CAROTTE 

Elle  est  partie? 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  peux  sortir  de  ta  niche. 

POIL  DE  CAROTTE.  H  va  voir  au  fond  et  revient. 

Ce  qu'elle  file!  J'avais  la  colique.  —  Allez-vous 
ia\  Allez -vous  en! 

MONSIEUR  LEPIC 

Je  n'ai  pas  eu  à  le  dire  deux  fois. 

POIL  DE  CAROTTE 

Non,  mais  tu  es  terrible. 

MONSIEUR  LEPIC 

Ta  trouves  ? 


POIL  D  GARROTTE  149 

POIL  DE  CAROTTE 

Tâie  mes  mains. 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  trembles  I 

POIL  DE  CAROTTB 

Je  lui  paierai  ça. 

•MONSIEUR  LEPIC 

Tu  vois  bien  que  je  saurai  te  protéger. 

POIL  DE  CAROTTE 

Merci,  papa. 

MONSIEUR    LEPIC 

A  ton  service. 

POIL  DE   CAROTTE 

Oui,  quand  tu  seras  là.  —  Mais  qu'est-ce  qu'elle 
a  pu  te  faire  pour  que  tu  la  rembarres  comme  ça  ? 
Car  tu  es  juste,  papa  :  si  tu  ne  l'aimes  plus,  c'est 
qu'elle  t'a  fait  quelque  chose  de  grave?  Tu  as  des 
soucis,  je  le  sens,  confie- les  moi  I 

MONSIEUR  LEPIC. 

J'ai  mon  procès. 

POIL   DE  CAROTTE 

Oh  I  j'avoue  qu'il  ne  m'intéresse  guère. 

MONSIEUR  LEPIC 

Ah!  Sais-tu  qu'un  jour,  tu  seras  peut-être  ruinée 


I )0  POIL  DE  CAROTTE 


POIL  DE  CAROTTE 

Ça  m'est  égal.  Confie-moi  plutôt  tes  ennuis...  avec 
elle.  —  Je  suis  trop   jeune?  —  Pas  si  jeune  que 
tu  crois.  —  J'ai  déjà  une  dent  de  sagesse  qui  me 
pousse. 

MONSIEUR  LEPIC 

Et  moi,  je  viens  d'en  perdre  une  des  miennes,  de 
sorte  qu'il  n'y  a  rien  de  changé,  Poil  de  Carotte, 
et  le  nombre  des  dents  de  la  famille  reste  le  même. 

POIL  DE  CAROTTE 

^Je  t'assure,  papa,  que  je  réfléchis  pour  mon  âge. 
Je  lis  beaucoup,  au  collège,  des  livres  défendus  que 
les  externes  nous  prêtent,  des  romans. 

MONSIEUR  LEPIC 

Des  bêtises. 

POIL  DE  CAROTTE 

Hé  !  hé  !  c'est  instructif.  Veux-tu  que  je  devine, 
veux- tu  que  je  te  pose  une  question?  au  hasard, 
naturellement.  Si  tu  me  trouves  trop  curieux,  tu  ne 
me  répondras  pas.  Je  la  pose? 

MONSIEUR  LEPIC 

Pose, 

POIL  DE   CAROTTE 

Ma  mère  aurait-elle  commis... 

xMONSiEUR  LEPIC,  assis  sur  un  banc 
Un  crime? 


POIL  DE  CAROTTE  l5l 

POIL  DE  CAROTTE 

0ht  non. 

MONSIEUR   LEPIC 

Un  péché? 

POIL  DE  CAROTTE 

Ah  !  c'en  est  un. 

MONSIEUR  LEPIC 

Alors  ça  regarde  monsieur  le  curé. 

POIL   DE  CAROTTE 

Et  toi  aussi,  car  ce  serait  surtout  une  faute,  tu 
sais  bien?  (Il  pousse.)  Aide-moi  donc,  papa,  une 
faute... 

11  sue. 

MONSIEUR  LEPIC 

Je  ne  comprends  pas. 

POIL  DE  CAROTTE,  d'un  COUp. 

Une  grande  faute  contre  la  morale,  le  devoir  et 
l'honneur? 

MONSIEUR  LEPIC 

Qu'est-ce  que  tu  vas  chercher  là,  Poil  de  Carotte? 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  me  trompe? 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  en  as  de  bonnes. 


l52  POIL  DE  CAROTTE 


POIL  DE  CAROTTE 

Je  n'attache  aucune  importance  à  mon  idée. 

MONSIEUR  LEPIC 

Rassure-toi,  ta  mère  est  une  honnête  femme. 

POIL  DE  CAROTTE 

Ah!  tant  mieux  pour  la  famille! 

MONSIEUR  LEPIC 

Et  moi  aussi,  Poil  de  Carotte,  je  suis  un  honnête 
homme. 

POIL  DE  CAROTTE 

Ohl  papa,  en  ce  qui  te  concerne,  je  n'ai  jamais 
eu  aucun  doute. 

MONSIEUR  LEPIC 

Je  te  remercie... 

POIL  DE  CAROTTE 

Et  ce  ne  serait  pas  la  même  chose. 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  es  plus  avancé  que  je  ne  croyais... 

POIL  DE  CAROTTE 

Mes  lectures!..  D'après  ce  que  j'ai  lu,  c'est  tou- 
jours ça  qui  trouble  un  ménage. 

MONSIEUR  LEPIC 

Nous  n'avons  pas  ça  chez  nous. 

POIL  DE  CAROTTE,  un  doigt  sur  sa  tempe 
je  cherche  autre  chose. 


POIL    DE    CAROTTE  1^3 


MONSIEUR  LEPIC 

Cherche,  car  l'honnêteté  dont  tu  parles  ne  suffit 
pas  pour  faire  bon  ménage. 

POIL  DE  CAROTTE 

Que  faut-il  de  plus  ?  Ce  qu'on  nomme  l'amour  > 

MONSIEUR  LEPIC 

Permets-moi  de  te  dire  que  tu  te  sers  là  d'un 
mot  dont  tu  ignores  le  sens. 

POIL  DE  CAROTTE 

Evidemment,  mais  je  cherche... 

MONSIEUR  LEPIC 

Rends-toi,  va,  tu  t'égares.  Ce  qu'il  faut  dans  un 
ménage,  Poil  de  Carotte,  ce  qu'il  faut  surtout,  c'est 
de  l'accord,  de  l'entente... 

POIL  DE  CAROTTE 

De  la  compatibilité  d'humeurs! 

MONSIEUR  LEPIC 

Si  tu  veux.  Or,  le  caractère  de  madame  Lepic 
est  l'opposé  du  mien. 

POIL  DE   CAROTTE 

Le  fait   est  que  vous  ne  vous  ressemblez  guère 

MONSIEUR  LEPIC 

Ah  non!  Je  déteste,  moi,  le  bavardage,  le  désor 
dre,  le  mensonge,  —  et  les  curés. 

POIL  DE  CAROTTE 

Et,  ça  va  mal?  —  Oh!  parbleu,  je  m'en  doutais, 


l54  POIL    DE    CAROTTE 

je   remarquais  des  choses...  Et  il   y   a  longtemps 
que...  vous  ne  sympathisez  pas  > 

MONSIEUR  LEPIC 

Quinze  ou  seize  ans. 

POIL   DE  CAROTTE 

Mâtin f  Seize  ans!  —  l'âge  que  j'ai 

MONSIEUR  LEPIC 

En  effet,  quand  tu  es  né,  c'était  déjà  la  fin  entre 
ta  mère  et  moi. 

POIL  DE  CAROTTE 

Ma  naissance  aurait  pu  vous  rapprocher, 

MONSIEUR   LEPIC 

Non.  Tu  venais  trop  tard,  au  milieu  de  nos  der- 
nières querelles.  —  Nous  ne  te  désirions  pas.  — 
Tu  me  demandes  la  vérité,  je  te  l'avoue  :  elle  peut 
servir  à  t'expliquer  ta  mère. 

POIL  DE  CAROTTE 

Il  ne  s*agit  pas  de  moi...  Je  voulais  dire  qu'à 
l'occasion,  au  moindre  prétexte,  des  époux  se  rac- 
commodent. 

MONSIEUR   LEPIC 

Une  fois,  deux  fois,  dix  fois,  pas  toujours. 

POIL  DE  CAROTTE 

Mais  une  dernière  fois..r 

MONSIEUR  LEPIC 

Oh!  je  ne  bouge  plusl 


POIL    DE    CAROTTE  l55 

POIL  DE   CAROTTE,  Un  pied  sur  le  banc. 

Comment,  papa,  toi,  un  observateur,  t'es-tu  ma- 
rié avec  maman? 

MONSIEUR    LEPIC 

Est-ce  que  je  savais?  Il  faut  des  années,  Poil  de 
Carotte,  pour  connaître  une  femme,  sa  femme,  et 
quand  on  la  connaît,  il  n'y  a  plus  de  remède. 

POIL    DE    CAROTTE 

Et  le  divorce?  A  quoi  sert -il? 

MONSIEUR    LEPIC 

Impossible.  Sans  ça!.,  oui,  écœuré  par  cette  exis- 
tence stupide,  j'ai  fait  des  propositions.  Elle  a  refusé. 

POIL    DE    CAROTTE 

Toujours  la  même! 

MONSIEUR    LEPIC 

C'était  son  droit.  Je  n'ai  à  lui  reprocher,  comme 
toi  d'ailleurs,  que  d'être  insupportable.  Cela  suffit 
peut-être  pour  que  tu  la  quittes.  Cela  ne  suffit  pas 
pour  que  je  me  délivre. 

POIL  DE  CAROTTE,  il  s'assicd  près  de  monsieur  Lepic. 
En  somme,  papa,  tu  es  malheureux? 

MONSIEUR  LEPIC 

Dame! 

POIL    DE    CAROTTE 

Presque  aussi  malheureux  que  moi? 


1^6  POIL    DE    CAROTTE 

MONSIEUR    LEPIC 

Si  ça  peut  te  consoler. 

POIL    DE    CAROTTE 

Ça  me  console  jusqu'à  certain  point.  Ça  m'indigne 
surtout.  Moi,  passe  !  je  ne  suis  que  son  enfant,  mais 
toi^  le  père,  toi,  le  maître,  c'est  insensé,  ça  me  ré- 
volte. (11  se  levé  et  montre  le  poing  à  la  fenêtre.)  Ah!  mau- 
vaise, mauvaise  I  tu  mériterais... 

MONSIEUR    LEPIC 

Poil  de  Carotte  ! 

POIL    DE    CAROTTE 

Oh  !  elle  est  sortie. 

MONSIEUR  LEPIC 

Ce  geste  I 

POIL    DE    CAROTTE 

Je  suis  exaspéré,  à  cause  de  toi...  Quelle  femme! 

MONSIEUR  LEPIC 

C'est  ta  mère. 

POIL    DE    CAROTTE 

Ohl  je  ne  dis  pas  ça  parce  que  c'est  ma  mère. 
Oui,  sans  doute.  Et  après?  Ou  elle  m'aime  ou  elle 
ne  m'aime  pas.  Et  puisqu'elle  ne  m'aime  pas,  qu'est- 
ce  que  ça  me  fait  qu'elle  soit  ma  mère?  Qu'importe 
qu'elle  ait  le  titre,  si  elle  n'a  pas  les  sentiments? 
Une  mère,  c'est  une  bonne  maman,  un  père,  c'est 
un  bon  papa.  Sinon,  ce  n'est  rien. 


POIL    DE    CAROTTE  l57 

MONSIEUR    LEPIC,   piqué,  se  lève. 
Tu  as  raison. 

POIL    DE    CAROTTE 

Ainsi,  toi,  par  exemple,  je  ne  t'aime  pas  parce 
que  tu  es  mon  père.  Nous  savons  que  ce  n'est 
pas  sorcier  d'être  le  père  de  quelqu'un.  Je  t'aime 
parce  que... 

MONSIEUR    LEPIC 

Pourquoi?  tu  ne  trouves  pas. 

POIL    DE    CAROTTE 

...  Parce  que...  nous  causons  là,  ce  soir,  tous  deux 
intimement,  parce  que  tu  m'écoutes  et  que  tu  veux 
bien  me  répondre,  au  lieu  de  m'accabler  de  ta  puis- 
sance paternelle. 

MONSIEUR    LEPIC 

Pour  ce  qu'elle  me  rapporte  ! 

POIL   DE  CAROTTE 

Et  la  famille,  papa?  quelle  blague!.,  quelle  drôle 
d'invention  ! 

MONSIEUR    LEPIC 

Elle  n'est  pas  de  moi. 

POIL    DE    CAROTTE 

Sais- tu  comment  je  la  définis,  la  famille?  une 
réunion  forcée...  sous  le  même  toit...  de  quelques 
personnes  qui  ne  peuvent  pas  se  sentir. 


l58  POIL    DE    CAROTTE 


MONSIEUR    LEPIC 

Ce  n'est  peut-être  pas  vrai  dans  toutes  les  familles, 
mais  il  y  a,  dans  l'espèce  humaine,  plus  de  quatre 
familles  comme  la  nôtre,  sans  compter  celles  qui  ne 
s'en  vantent  pas. 

POIL    DE    CAROTTE 

Et  tu  es  mal  tombé. 

MONSIEUR    LEPIC 

Toi  aussi. 

POIL    DE    CAROTTE 

Notre  famille,  ce  devrait  être,  à  notre  choix,  ceux 
que  nous  aimons  et  qui  nous  aiment. 

MONSIEUR  LEPIC 

Le  difficile  est  de  les  trouver...  Tâche  d'avoir 
cette  chance  plus  tard.  Sois  l'ami  de  tes  enfants. 
J'avoue  que  je  n'ai  pas  su  être  le  tien 

POIL    DE   CAROTTE 

Je  ne  t'en  veux  pas. 

MONSIEUR    LEPIC 

Tu  le  pourrais. 

POIL    DE    CAROTTE 

Nous  nous  connaissions  si  peu. 

MONSIEUR  LEPIC,  comme  s'il  s'excusait 
C'est  vrai  que  je  t'ai  à  peine  vu.  D'abord  ta  mère 
t'a  mis  tout  de  suite  en  nourrice. 


POIL    DE    CAROTTE  OQ 

POIL    DE    CAROTTE 

Elle  a  dû  m'y  laisser  un  moment. 

MONSIEUR    LEPIC 

Quand  tu  es  revenu,  on  t'a  prêté  quelques  années 
à  ton  parrain  qui  n'avait  pas  d'enfant. 

POIL    DE    CAROTTE 

Je  me  rappelle  qu'il  m'embrassait  trop  et  qu'il 
me  piquait  avec  sa  barbe. 

MONSIEUR    LEPIC 

Il  raffolait  de  toi. 

POIL    DE    CAROTTE 

Un  parrain  n'est  pas  un  papa. 

MONSIEUR    LEPIC 

Ah!  tu  vois  bien!..  Puis  tues  entré  au  collège  où 
tu  passes  ta  vie,  —  comme  tous  les  enfants,  —  ex- 
cepté les  deux  mois  de  vacances  que  tu  passes  à  la 
maison.  Voilà. 

POIL    DE    CAROTTE 

Tu  ne  m'as  jamais  tant  vu  qu'aujourd'hui?.. 

MONSIEUR    LEPIC 

C'est  ma  faute  sans  doute;  c'est  celle  des  circons- 
tances, c'est  aussi  un  peu  la  tienne,  tu  te  tenais  à 
l'écart,  fermé,  sauvage.  On  s'explique... 

POIL    DE    CAROTTE 

Il  faut  pouvoir. 


l60  POIM    DE    CAROTTE 

MONSIEUR  LEPIC 

Même  à  la  chasse  ta  ne  dis  rien. 

POIL    DE    CAROTTE 

Toi  non  plus.  Tu  vas  devant,  je  suis  derrière,  à 
distance,  pour  ne  pas  gêner  ton  tir,  et  tu  marches, 
tu  marches... 

MONSIEUR  LEPIC 

Oui,  je  n'ai  de  goût  qu'à  la  chasse. 

POIL    DE    CAROTTE 

Et  si  tu  te  figures  que  c'est  commode  de  s'épan- 
cher avec  toi!  au  premier  mot  tu  sourcilles.  — Oh! 
cet  œil!  —  et  tu  deviens  sarcastique. 

MONSIEUR  LEPIC 

Que  veux-tu?  Je  ne  devinai^ pas  tes  bons  mouve- 
ments. Absorbé  par  mon  diable  de  procès,  fuyant 
cet  intérieur,  je  ne  te  voyais  pas...  Je  te  méconnais- 
sais. Nous  nous  rattraperons.  —  Une  cigarette? 

POIL    DE    CAROTTE 

Non,  merci.  —  Est-ce  que  je  gagne  à  être  connu, 
papa? 

MONSIEUR    LEPIC 

Beaucoup.  —  Parbleu,  je  te  savais  intelligent... 
Fichtre  non,  tu  n'es  pas  bête. 

POIL    DE    CAROTTE 

Si  ma  mère  m'avait  aimé,  j'aurais  peut-être  fait 
quelque  chose. 


POIL  DE  CAROTTE  l6l 

MONSIEUR  LEPIC 

Au  contraire,  Poil  de  Carotte.  Les  enfants  gâtés 
ne  font  rien. 

POIL   DE   CAROTTE 

Ahl..  Et  tu  me  croyais  intelligent,  mais  égoïste, 
vilain  au  moral  comme  au  physique. 

MONSIEUR   LEPIC 

D'abord,  tu  n*es  pas  laid, 

POIL   DE   CAROTTB 

Elle  ne  cesse  de  répéter... 

MONSIEUR  LEPIC 

Elle  exagère. 

POIL    DE    CAROTTE 

Mon  professeur  de  dessin  prétend  que  je  suis  beau. 

MONSIEUR    LEPIC 

11  exagère  aussi. 

POIL  DE    CAROTTB 

Il  se  place  au  point  de  vue  pittoresque.  Ça  me 
fait  plaisir  que  tu  ne  me  trouves  pas  trop  laid. 

MONSIEUR  LEPIC 

Et   quand   tu   serais   encore   plus   laid  ?  Pourvu 
qu'un  homme  ait  la  santé  1 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh!  je  me  porte  bien...  Et  au  moral,  papa,  est-ce 

II 


102  POIL    DE    CAROTTE 

que  tu  me  crois  menteur,  sans  cœur,  boudeur,  pa- 
resseux ? 

MONSIEUR  LEPIC 

Arrête,  arrête...  Je  ne  sache  pas  que  tu  mentes. 

POIL  DE   CAROTTE 

Si,  quelquefois,  pour  lui  obéir. 

MONSIEUR  LEPIC 

Alors  ça  ne  compte  pas. 

POIL  DE  CAROTTB 

Et  me  crois-tu  le  cœur  sec  > 

MONSIEUR  LEPIC 

Ça  ne  veut  rien  dire.  Moi  aussi,  j'ai  le  cœur  sec. 
On  nous  accuse  d'avoir  le  cœur  sec  parce  que  nous 
ne  pleurons  pas...  Tu  serais  tout  au  plus  un  petit 
peu  boudeur. 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  te  demande  pardon,  papa,  je  ne  boude  jamais. 

MONSIEUR  LEPIC 

Qu'est-ce  que  tu  fais  dans  tes  coins  > 

POIL   DE   CAROTTE 

Je  rage,  et  ça  ne  m'amuse  pas,  contre  une  mère 
injuste. 

MONSIEUR   LEPIC 

Et  moi  qui  t'aurais  cru  plutôt  de  son  côté  î 


POIL  DE  CAROTTE  l63 


POIL  DE  CAROTTE 

C'est  un  comble  ! 

MONSIEUR  LEPIC 

C*est  naturel.  La  preuve,  quand  ta  mère  te  de- 
mandait, car  elle  avait  cet  aplomb  :  «  Lequel  ai- 
mes-tu mieux,  ton  papa  ou  ta  maman?  »  Tu  ré- 
pondais... 

POIL  DE    CAROTTE 

((  Je  vous  aime  autant  Pun  que  l'autre.  » 

MONSIEUR  LEPIC 

Ta  mère  insistait  :  «  Poil  de  Carotte,  tu  as  une 
petite  préférence  pour  l'un  des  deux  ».  Et  tu  finis- 
sais par  répondre  :  «  Oui.  J'ai  une  petite  préfé- 
rence... )) 

POIL  DE  CAROTTB 

«  Pour  maman.  » 

MONSIEUR  LEPIC 

Pour  maman,  jamais  pour  papa.  Tu  m'agaçais 
avec  ta  petite  préférence.  Tu  avais  beau  ne  pas  sa* 
voir  ce  que  tu  disais... 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh!  que  si...  Je  disais  ce  qu'elle  me  faisait  dire: 
entre  elle  et  moi,  c'était  convenu  d'avance. 

MONSIEUR  LEPIC 

C'est  bien  elle  1 


î64  POIL  DE  CAROTTE 


POIL  DE  CAROTTE 

Et  elle  veut  à  présent  que  je  dise  :  mon  père,  au 
lieu  de  :  mon  papa.  Mais  sois  tranquille  1 

MONSIEUR  LEPIC,  attendri. 

Ah  I  cher  petit  !..  Comment  aurais -je  pu  te  sa- 
voir plein  de  qualités,  raisonnable,  affectueux,  très 
gentil,  tel  que  tu  es,  mon  cher  petit  François  I 

POIL  DE  CAROTTE,  étonné,  ravi. 

François  1   Tiens  I   Tu  m'appelles  par   mon  vrai 

nom. 

MONSIEUR  LEPIC 

Je  devais  te  froisser,  en  te  donnant  l'autre  > 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh!  pas  toi.  C'est  le  ton  qui  fait  tout.  (Avec  pudeur.) 
Tu  m'aimes  ? 

MONSIEUR  LEPIC 

Comme  un  enfant...  retrouvé. 
Il   serre   Poil    de  Carotte  contre   lui,  légèrement,  sans 
l'embrasser. 

POIL  DB  CAROTTE.  H  se  dégage  un  peu. 

Si  elle  nous  voyait  I 

MONSIEUR  LEPIC 

Ah  !  je  n'ai  pas  eu  de  chance.  Je  me  suis  trompé 
sur  ta  nature,  comme  je  m'étais  trompé  sur  celle 
de  ta  mère. 


POIL  DE  CAROTTE  l6 


POIL  DE  CAROTTE 

Oui,  mais  à  rebours. 

MONSIEUR  LEPIC 

Et  ça  compense. 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh!  non,  papa...  Je  te  plains  sincèrement.  Mo:, 
j'ai  l'avenir  pour  me  créer  une  autre  famille,  re- 
faire mon  existence,  et  toi,  tu  achèveras  la  tienne . 
tu  passeras  toute  ta  vieillesse  auprès  d'une  personne. 
qui  ne  se  plaît  qu'à  rendre  les  autres  malheureux. 

MONSIEUR  LEPIC,  sans  regret. 

Et  elle  n'est  pas  heureuse  non  plus. 

POIL  DE  CAROTTE 

Comment,  elle  n'est  pas  heureuse  } 

MONSIEUR  LEPIC 

Ce  serait  trop  facile  I 

POIL  DE  CAROTTE,  badin. 

Elle  n*est  pas  heureuse  de  me  donner  des  gifles  ? 

MONSIEUR  LEPIC 

Si,  si.  —  Mais  elle  n'a  guère,  avec  toi,  que  ce 
bonheur. 

POIL  DE  CAROTTE 

C'est  tout  ce  que  je  peux  lui  offrir.  Que  voudrait- 
elle  de  plus? 


l66  POIL    DE    CAROTTE 

MONSIEUR  LEPIC,  grave. 
Ton  affection. 

POIL   DE  CAROTTE 

Mon  affection  !..  La  tienne,  je  ne  dis  pas... 

MONSIEUR  LEPIC 

Ohl    la  mienne...  Elle  y  a  renoncé...  La  tienne 
seulement. 

POIL  DE  CAROTTE 

Mon   affection  manque  à  ma  mère!  Je  ne  com- 
prends plus  rien  à  la  vie... 

MONSIEUR  LEPIC 

Ça  t'étonne  qu'on  souffre  de  ne  pas  savoir  se  faire 
aimer? 

POIL  DE  CAROTTE 

Et  tu  crois  qu'elle  en  souffre  > 

MONSIEUR  LEPIC 

j*en  suis  sûr. 

POIL  DE  CAROTTE 

Qu'elle  est  malheureuse  ? 

MONSIEUR   LEPIC 

Elle  l'est. 

POIL   DE  CAROTTE 

Malheureuse,  —  comme  toi  î 


POIL    DE    CAROTTE  167 

MONSIEUR  LEPIC 

Au  fond,  ça  se  vaut. 

POIL  DE  CAROTTB 

Comme  moi  ? 

MONSIEUR  LEPIC 

Oh!  personne  n'a  cette  prétention 

POIL  DE  CAROTTE 

Papa,  tu  me  confonds.  Voilà  une  pensée  qui  ne 
m'était  jamais  venue  à  l'esprit. 

Il  s'assied  et  cache  sa  tête  dans  ses  mains. 

MONSIEUR  LEPIC,  avec  eftoTt. 

Et  nous  sommes  là  à  gémir.  Il  faudrait  l'enten- 
dre. Peut-être  qu'elle  aussi  trouve  qu'elle  est  mal 
tombée.  Qui  sait  si  avec  un  autre?..  N'obtenant 
pas  d'elle  ce  que  je  voulais,  j'ai  été  rancunier,  im- 
pitoyable, et  mes  duretés  pour  elle,  elle  te  les  a 
rendues.  Elle  a  tous  les  torts  envers  toi,  mais  en- 
vers moi,  les  a-t-elle  tous  ?  Il  y  a  des  moments  où 
je  m'interroge...  —  Et  quand  je  m'interrogerais 
jusqu'à  demain.  A  quoi  bon  ?  C'est  trop  tard,  c'est 
fini,  et  puis  en  voilà  assez...  Allons  à  la  chasse 
une  heure  ou  deux,  ça  nous  fera  du  bien.  (Il  décou- 
vre la  tête  de  Poil  de  Carotte.)  Pourquoi  pleures -tu  > 

POIL  DE  CAROTTE,  la  figure  ruisselante. 

C'est  ton  idée  :  Ma  mère  malheureuse,  parce  que 
je  ne  l'aime  pas. 


l68  POIL    DE    CAROTTE 

MONSIEUR  LEPIC,  amer. 

Puisque  ça  te  désole  tant,  tu  n'as  qu'à  l'aimer. 

POIL  DE  CAROTTE,  8c  redressant. 
Moi! 

SCÈNE  X 


Les  Mêmbs,  ANNETTE. 


ANNETTE,  accourant. 

Monsieur,  madame  peut-elle  rentrer? 

Poil  de  Carotte  s'essuie  rapidement  les  yeux. 

MONSIEUR  LEPIC,  redevenu  monsieur  Lepic 
Elle  me  demande  la  permission? 

ANNETTE 

Non,  monsieur.  C'est  moi  qui  viens  devant,  pour 
voir  si  vous  êtes  toujours  fâché. 

MONSIEUR  LEPIC 

Je  ne  me  fâche  jamais.  Qu'elle  rentre  si  elle  veut: 
la  maison  lui  appartient  comme  à  moi. 

ANNETTB 

Elle  était  allée  à  l'église. 

MONSIEUR  LEPIO 

Chez  le  curé. 


POIL  DE  CAROTTB  I ÔQ 


ANNETTE 

Non,  à  l'église.  Elle  a  versé  un  plein  bénitier  de 
larmes,  elle  a  bien  du  chagrin.  —  Oh  t  si,  monsieur.. 
Là  voilai.. 

M.  Lepic  tourne  le  dos  à  la  porte;  madame  Lepic  paraît 
les  yeux  baissés,  l'air  abattu. 

POIL  DE  CAROTTB 

Maman  I  Maman  ! 
Madame  Lepic  s'arrête  et  regarde  Poil  de  Carotte  ;  elle 
semble  lui  dire  de  parler 

POIL  DE  CAROTTE,  son  élan  perdu 
Rien. 

Madame  Lepic  passe  et  rentre  à  la  maison.  Annette  sort 
par  la  porte  de  la  cour 


SCÈNE  XI 

POIL  DE  CAROTTE,  MONSIEUR  LEPIC. 
MONSIEUR  LEPIC 

Que  lui  voulais- tu  ? 

POIL  DE  CAROTTB 

Oh  !  ce  n'est  pas  la  peine. 

MONSIEUR  LEPIC 

Elle  te  fait  toujours  peur  ? 


lyO  POIL  DE  CAROTTE 

POIL  DE  CAROTTE 

Oui.  —  Moins  1  —  As-tu  remarqué  ses  yeux> 

MONSIEUR  LEPIC 

Qu'est-ce  qu'ils  avaient  de  neuf) 

POIL  DE  CAROTTE 

Is  ne  lançaient  pas  des  éclairs  comme  d'habitude. 
Ils  étaient  tristes,  tristes  !  Tu  ne  t'y  laisses  plus 
prendre,  toi?  (Silence  de  M.  Lepic.)  Pauvre  papa!... 
Pauvre  maman!  —  Il  n'y  a  que  Félix.  Il  pêche,  lui, 
là-bas,  au  moulin...  Dire  que  c'est  mon  frère  !  Qui 
sait  s'il  me  regrettera  > 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  veux  toujours  partir  I 

POIL  DE  CAROTTE 

Tu  ne  me  le  conseilles  pas  ? 

MONSIEUR  LEPIC 

Après  ce  que  nous  venons  de  dire  > 

POIL  DE  CAROTTE 

Oh  !  papa,  quelle  bonne  causerie  ! 

MONSIEUR  LEPIC 

Il  y  a  seize  ans  que  je  n'en  avais  tant  dit,  et  je 
ne  te  promets  pas  de  recommencer  tous  les  jours. 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  regrette.  —  Mais  si  je  reste,  quelle  attitude 
faudra-t-il  que  j'aie  avec  ma  mère? 


POIL    DE    CAROTTE  I7I 

MONSIEUR  LEPIC 

La  plus  simple,  la  mienne. 

POIL  DE  CAROTTE 

Celle  d'un  homme. 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  en  es  un. 

POIL  DE  CAROTTE 

Si  elle  me  demande  qui  m'a  donné  l'ordre  d'avoir 
cette  attitude,  je  dirai  que  c'est  toi. 

MONSIEUR  LEPIC 

Dis. 

POIL  DE  CAROTTE 

Dans  ces  conditions,  ça  marcherait  peut-être. 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  hésites  ? 

POIL  DE  CAROTTE 

Je  réfléchis,  ça  en  vaut  la  peine. 

MONSIEUR  LEPIC 

Tu  es  long.  (Par  habitude.)  Poil  de  Carotte,..  Fran- 
çois. 

POIL  DE  CAROTTE 

Tu  t'ennuierais  seul,  hein  >  Tu  ne  pourrais  plus 
vivre  sans  moi?  (M.  Lepic  se  garde  de  répondre.)  Eh 
bien,  oui,  mon  vieux  papa,  c'est  décidé,  je  ne  t'aban- 
donne pas,  je  reste  ! 

Rideaiu 


MONSIEUR  VERNET 

COMÉDIE   EN   DEUX  ACTES 


Représentée,  pour  la  première  fois,  le  6  mai  I903, 
ta  tliéàtre  Antoimk. 


A  iMARINETTE 


PERSONNAGES 


MONSIEUR  VERNET MM.  Antoine. 

HtiNRI  GÉRARD Signoret. 

CRUZ,  pêcheur ,  Degeorgb. 

MADAME  VERNET M—  Cheirel. 

PAULINE,  vieille  fille,  sœur  de  Ma- 
dame Vernet Ellen  Andrée. 

MARGUERITE,  nièce  de  Madame 
Vernet  et  de  Pauline •  Miéris. 

MADAME  CRUZ Luge  Colas. 

HONORINE,  servante  des  Vernet. .  ,  Barny. 


Le  premier  acte  se  passe  à  Pans;  le  second  au  bord  de 
la  mer. 


MONSIEUR  VERNET 


ACTE  PREMIER 


A  Paris.  Neuf  heures  du  soir.  Un  petit  salon  qui  prouve 
que,  si  M.  Vernet  est  riche,  madame  Vernet  a  du  goût.  Baie 
à  droite,  porte  au  fond  ;  à  gauche,  drapé  sur  un  chevalet,  le 
portrait  de  madame  Vernet.  M.  Vernet  se  promène.  Madame 
Vernet  range  un  dernier  tiroir. 


SCENE  I 

MONSIEUR  VERNET,  MADAME  VERNET, 

MONSIBUR  VERNBT 

As-tu  donné  des  ordres  à  Honorine  } 

MADAMB  VERNET 

Oui.  Tu  es  sûr  que  M.  Henri  viendra  ? 

MONSIEUR  VERNET 

Il  me  l'a  promis,  à  la  salle.  Je  Im  ûi  dit  que  nou5 


178  MONSIEUR    VERNET 

allions  quitter  Paris  deux  mois.  Il  veut  nous  serrcîr 
la  main  avant  notre  départ. 

MADAME  VERNBT 

Il  veut,  —  parce  que  tu  l'as  invité 

MONSIEUR  VERNET 

Oui,  tantôt  je  l'invite,  tantôt  il  me  dit  :  «  Mon- 
sieur Vernet,  puis- je  vous  faire  une  visite  ce  soir  ?  » 
et  je  réponds  :  «  Vous  nous  ferez  plaisir  à  madame 
Vernet  et  à  moi.  »  Ça  se  passe  naturellement.  Nous 
devenons  des  amis. 

MADAME  VERNBT 

Déjà! 

MONSIEUR  VERNET 

Je  me  lie  rapidement  avec  ceux  qui  me  plaisent, 
et  je  me  délie,  avec  la  même  rapidité,  aussitôt  qu'on 
me  déplaît.  Je  déteste  les  bonjours  et  les  bonsoirs 
qui  n'en  finissent  plus.  Ça  ne  m'a  pas  empêché  de 
faire  fortune  dans  la  soierie. 

MADAME  VERNBT 

Comment  M.  Henri,  qui  est  pauvre,  peut-il  fré- 
quenter une  salle  d'armes  ? 

MONSIEUR  VERNET 

La  nôtre  n'est  pas  chère.  —  Elle  l'est  pour  moi, 
parce  que  je  lui  fais  quelques  cadeaux.  J'offre  une 
tenture,  une  panoplie,  un  bronze.  J'ai  poussé  Mar- 
tinet à  fonder  cette  salle.  C'est  le  moins  que  je  le 
soutienne. 


MONSIEUR  VERNET  lyÇ 

MADAME  VERNET 

Tu  as  raison. 

MONSIEUR  VBRNBT 

Elle  va  très  bien,  notre  petite  salle.  Nous  songeons 
môme  à  l'organiser  comme  un  cercle  et  à  choisir 
un  président  parmi  nous.  M.  Henri  m'aide  à  attirer 
des  élèves.  Il  a  de  jeunes  relations-.  Il  représente. 
On  s'amuse  et  ça  me  fait  du  bien.  De  six  à  sept, 
quand  je  quitte  le  magasin,  où  je  n'avale  que  de  la 
poussière,  un  bon  assaut,  suivi  d'une  bonne  douche, 
me  remet.  Tu  ne  trouves  pas  que  je  me  porte  mieux  > 

MADAME  VERNET 


Si. 

Je  fonds. 


MONSIEUR  VERNET 


MADAME  VERNET 

Tu  ne  grossis  plus.  Mais  tu  bois  trop.  C'est  ef- 
frayant ce  que  tu  as  bu  à  dîner  I 

MONSIEUR  VERNET 

J'avais  tiré  avec  Henri. 

MADAME  VERNET 

Tu  l'appelles  Henri  tout  court  > 

MONSIEUR  VERNET 

Quelquefois,  quand  il  a  reçu  la  pile,  comme  ce 
soir;  ça  t'offusque  ? 

MADAME  VERNET 

Moi,  non,  mais  lui? 


l80  MONSIEUR    VERNET 

■  ■  Il  ^    < 

MONSIEUR  VERNET 

Il  est  charmant. 

MADAME  VERNET 

Et  il  te  charme  de  plus  en  plus. 

MONSIEUR  VERNE! 

Par  sa  jeunesse,  sa  gaîté... 

MADAME  VERNBT 

Tiens  1 

MONSIEUR  VERNET 

Pas  toi? 

MADAME  VERNET 

je  veux  dire  que  ce  qui  me  frappe  en  lui,  ce  sont 
ses  tristesses.  Brusquement,  au  milieu  d'une  phrase, 
il  devient  triste  I  triste  1  Ça  impressionne 

MONSIEUR  VERNET 

Ah  1...  moi  je  le  trouve  gai.  Il  en  a  pour  nos 
deux  goûts. 

MADAME  VERNET 

Je  ne  le  crois  pas  heureux. 

MONSIEUR   VERNET 

Les  soucis  de  son  âge. 

MADAME  VERNET 

Comment  vit-il  ? 

MONSIEUR  VERNET 

Gomme  un  jeune  homme  qui  a  une  belle  instruc 


MONSIEUR    VERNET 


tion  et  pas  encore  de  métier.  J'imagine  qu'il  reçoit 
un  peu  d'argent  de  sa  famille.  11  donne  quelques 
leçons.  Il  travaille  pour  lui. 

MÂDAMB  VBRNBT 

A  quoi  ? 

MONSIEÙE  VERNET 

Je  ne  sais  pas  au  juste. 

MADAME  VERNET 

11  poursuit  ses  études  > 

MONSIEUR  VERNBT 

Probablement. 

MADAME  VERNET 

De  hautes  études  ? 

MONSIEUR  VERNBT 

Oh  I  sans  doute. 

MADAME  VERNET 

Il  ne  t'en  parlé  jamais  ? 

MONSIEUR  VERNET 

Non,  et  je  ne  l'interroge  pas.  Il  m'en  parlera  lors- 
qu'il voudra.  Ça  le  regarde.  Pourvu  qu'il  soit  fort' 
aux  armes  I 

MADAME  VERNET 

Moi,  je  le  soupçonne  d'être  artiste, 

MONSIEUR  VERNET 

Artiste  I  dans  quel  art? 


1^2  MONSIEUR    VERNET 


MADAME  VERNET 


Je  l'ignore;  artiste,  le  mot  dit  la  chose.  En  tous 
cas,  il  est  assez  maigre  pour  être  artiste. 


MONSIEUR  VERNET 


Ça  n'a  aucun  rapport.  Si  tu  m*avais  vu,  à  son 
dgel  C'est  le  développement  qui  s'achève. 

MADAME  VERNET 

Ou  la  misère  qui  commence.  Crois-tu  qu'il  dîne 
tous  les  jours  > 

MONSIEUR  VERNET 

Je  l'espère.  Pas  aussi  bien  que  nous,  peut-être. 

MADAME  VERNET 

Sauf  quand  il  dîne  à  la  maison. 

MONSIEUR  VERNET 

Ça  lui  est  arrivé  une  fois  depuis  que  nous  le  con- 
naissons. 

MADAME  VERNET 

Encore  il  t  mal  dîné;  tu  ne  m'avais  pas  préve- 
nue. 

MONSIEUR  VERNET 

Non.  Sous  prétexte  que  les  gens  sont  modestes, 
on  ne  fait  pas  de  cérémonies  avec  eux.  On  leur 
offre  la  soupe  et  le  bœuf,  à  la  fortune  du  pot. 

MADAME  VERNET 

Ce  devrait  être  le  contraire. 


MONSIEUR  VERNET  l83 

MONSIEUR  VERNET 

Je  l'inviterai  mieux  et  plus  souvent  l'hiver  pro 
chain. 

MADAME  VERNET 

Si  tu  veux.  Mais  prends  garde  I 

MONSIEUR  VERNET 

A  quoi? 

MADAME  VERNET 

A  ta  bonté. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  suis  bon... 

MADAME  VERNET 

Tu  n'es  pas  bête. 

MONSIEUR  VERNET 

Et  surtout,  je  ne  suis  pas  de  ceux  qu'on  embête; 
—  j'arrête  à  temps. 

MADAME  VERNET,  avec  un  regard  à  son  portrait. 

Tout  de  même,  rappelle-toi. 

MONSIEUR  VERNET 

Est-ce  que  M.  Henri  a  l'air  d'un  chevalier  d'in- 
dustrie? 

MADAME  VERNET 

Ohl  le  pauvre  garçon  I 


1^4  MONSIEUR    VERNET 

MONSIEUR  VERNET 

Pauvre  en  effet;  d'ailleurs  d'une  tenue  toujours 
irréprochable,  n'est-ce  pas? 

MADAME  VERNET 

Presque  élégante.  Mais  as-tu  remarqué  un  détail, 
ses  bottines?  Il  marche  beaucoup  avec 

MONSIEUR  VERNET 

Ça  fait  de  la  peine.  Je  voudrais  lui  être  utile. 

MADAME  VERNET 

Oh  !  si  tu  peux. 

MONSIEUR  VERNET 

Comment?  II  paraît  susceptible. 

MADAME  VERNET 

Fier  même. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  n'ose  pas  lui  proposer  un  emploi  dans  mes  bu- 
reaux. Il  ne  me  demande  point  d'argent.  Je  lui  en 
donnerais.  Je  l'aime,  moi,  ce  garçon.  Je  l'ai  adopté, 
cordialement  parlant.  Je  lui  offrirais  ma  fille... 

MADAME  VERNET 

Tu  vas  vite. 

MONSIEUR  VERNET 

Nous  n'en  avons  pas.  Mais  si  j'en  avais  uneî... 
J'ai  été  plus  gueux  que  lui,  et  nous  voilà  riches, 
au  point  que  nous  n'arrivons  pas  à  dépenser  nos 


MONSIEUR   VERNET  £^S5 

rentes.  Te  dirais  à  Henri:  Prenez  ma  fille  et  sa  dot. 

MADAME  VERNET 

S'ils  s'aimaient  d'abord. 

MONSIEUR  VERNET 

Bien  entendu,  l'affection  avant  tout 

MADAME  VERNET 

Et  tu  dirais  cela  à  un  jeune  homme  sans  position? 

MONSIEUR    VERNET 

Un  beau  mariage  est  une  position.  Ohî  Julie,  au 
rais-tu  fini  par  prendre,  à  force  de  vivre  avec  un 
bourgeois  comme  moi,  mes  idées  bourgeoises? 

MADAME  VERNET 

Mais,  Victor,  j'y  aurais  gagné.  Tes  idées,  tu  le 
prouves  ce  soir,  sont  de  bonnes  et  belles  idées  gé- 
néreuses; je  t'en  félicite. 

MONSIEUR  VERNET.  Il  embrassc  madame  Vernet 

Tu  sais  bien  que  c'est  toi  qui  me  les  as  données. 
On    sonne.   Le  voilà  ! 

MADAME  VERNET 

Ce  doit  être  plutôt  ma  soeur  avec  notre  nièce. 

MONSIEUR  VERNET 

Non,  non.  C'est  un  coup  de  timbre  d'homme  d'é- 
pée,  ça!  Et  Honorine  ne  va  pas  ouvrir!  (Il  appelle, 
par  la  baie  du  salon,  dans  la  galerie.)  Honorine  1 


l86  MONSIEUR   VERNET 


SCÈNE  II 

Lbs  Mômes,  HONORINE 
Scène  très  rapide. 

MONSIEUR  VERNBT 

Vous  n'entendez  pas? 

HONORINB 

Si,  monsieur.  J'y  allais. 

MADAME   VERNBT 

Vous  avez  tout  préparé? 

HONORINE 

Oui,  madame,  le  thé. 

MADAME  VERNBT 

Et  le  chocolat? 

MONSIEUR  VERNET 

Elle  l'a  oublié! 

MADAME  VERNBT 

Il  faut  du  thé  et  du  chocolat. 

MONSIEUR  VERNBT 

Naturellement. 

MADAME  VERNBT 

Pour  qu-il  ait  le  choix? 


MONSIEUR   VERNET  ib'J 

MONSIEUR  VERNET 

Pour  qu'il  prenne  des  deux,  si  ça  lui  plaît. 

MADAME  VERNET 

Faites  vite.  Et  comme  gâteaux? 

HONORINE 

J'ai  des  petits  fours. 

MADAME  VERNET 

Et  la  tarte?  Je  vous  avais  dit  une  tarte. 

MONSIEUR  VERNET 

Tant  pisi  Elle  redescendra. 

MADAME  VERNET 

Pourvu  que  ce  ne  soit  pas  fermai 

HONORINE 

J'ai  la  tarte  aussi,  madame. 

MONSIEUR  VERNET 

Mais  si  vous  avez  la  tarte,  allez  ouvrir  t 

MADAME  VERNET 

Aux  cerises,  la  tarte? 

HONORINE 

Aux  prunes. 

MONSIEUR  VERNBT 

On  VOUS  avait  dit  :  aux  cerises! 

MADAME  VERNET 

Non,  j'ai  oublié  de  le  dire.   Je  sais  seulement 
qu'il  préfère  les  cerises.  Enfin  î 

On  sonne  une  deuxième  fois. 


l88  MONSIEUR  VERNET 


MONSIEUR  VERNET 

Mais  dépêchez-vous  donc,  bon  Dieu  I 

MADAME  VERNET 

Victor,  ne  jure  pas  I 

Honorine  s'éloigne  en  se  signant. 

SCÈNE  II 
MONSIEUR  VERNET,  MADAME  VERNET. 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  une  brave  femme,  mais  quelle  tortue! 

MADAME  VERNET 

Elle  m'a  vue  naître. 

MONSIEUR  VERNET 

Elle  me  fera  mourir. 

MADAME  VERNET 

Calme-toi,  Victor! 
Brève  agitation  de  deux  personnes  tout  émues  de  rece- 
voir Quelqu'un. 

SCÈNE  IV 

Les  Mêmes,  HENRI  GÉRARD 

HENRI.  Il  a  un  petit  paquet  à  la  main. 
Bonsoir,  madame,  votre  santé  est  bonne? 


AiONSIEUR    VERNET  189 

MADAME  VERNET,  que  la  formule  a  surprise. 

Très  bien,  monsieur...  très  bonne.  Je  vous  remer- 
cie. 

HBNRI 

Et  la  vôtre,  monsieur  Vernet> 

MONSIEUR  VERNET 

Je  vais  comme  un  homme  que  vous  avez  fort  mal- 
mené. 

HENRI 

Vous  savez,  madame,   qu'il  devient  terrible.  On 
ne  le  touchait  plus,  ce  soir. 

MONSIEUR  VERNET 

Nous  avons  fait  jeu  égal.  Si  j'ai  eu  un  avantage, 
il  était  minime. 

HENR 

Vous  avez  pris  la  belle. 

MONSIEUR  VERNBT 

Oui,  et  par  un  beau  coup. 

HENRI 

Superbe  I 

MONSIEUR  VERNET 

Un  liement  sur  votre  bras  tendu  :  ma  pointe  a 
filé  dessous,  comme  une  balle.  Je  vous  crevais. 

MADAME  VERNET 

Quelle  horreur! 


igO  MONSIEUR   VERNET 

MONSIBUR  VERNBT 

Elle  déteste  ça. 

HENRI 

Vous  ne  vous  intéressez  pas  à  Pescrime,  madame? 

MADAME  VERNBT 

C'est  si  brutal  I 

HENRI 

Oh  !  madame  1  C'est  plus  un  jeu  d'adresse  que 
de  force,  c'est  presque  un  jeu  d'esprit.  C'est  une 
science,  je  vous  assure,  c'est  même  un  art,  puis- 
qu'il m'a  valu  de  connaître  M"*  et  M.  Vernet. 

Madame  Vernet  s'incline. 

MONSIEUR   VERNBT 

Toujours  des  choses  fines  I 

HENRI 

Je  ne  pouvais,  monsieur  Vernet,  vous  rencontrer 
que  dans  une  salle  d'armes. 

MONSIEUR    VERNET 

Un  homme  simple  comme  moi  I 

HENRI 

Vous  vous  méprenez  :  un  homme  de  votre  situa- 
tion, fortuné  comme  vous!  C'est  moi  qui  suis  sans 
importance  et  je  dis  que,  seule,  l'escrime  pouvait 
mettre  face  à  face,  une  première  fois,  puis  à  peu 
près  quotidiennement,  deux  hommes  si  différents, 
venus  de  points  si  opposés. 


MONSIEUR    VERNET  IQI 

MONSIEUR  VERNET 

Très  exact  1 

HENRI 

Et  à  peine  croisent-ils  le  fer,  qu'ils  cessent  d'être 
étrangers  l'un  à  l'autre.  Regardez-les,  madame  :  ils 
ont  l'air  de  jouer,  ils  se  battent  pour  rire,  mais  ils 
s'observent... 

MONSIEUR  VERNET 

Encore  une!...  continuez. 

HENRI 

Ils  se  livrent,  mais  ils  se  jugent;  ils  s'acharnent, 
mais  ils  s'estiment. 

MONSIEUR  VERNET 

Encore  une! 

HENRI 

Une  quoi,  monsieur  Vernet? 

MONSIEUR  VERNET 

Une  chose  fine. 

HENRI,  encouragé. 

Ahl...  Et  cette^  coutume  de  se  serrer  la  main, 
après  chaque  assaut,  elle  semble  d'abord  banale, 
mais  toutes  ces  poignées  de  main  font  leur  oeuvre, 
et  mieux  que  les  longues  années  d'une  vie  commune, 
elles  façonnent  promptement  une  camaraderie,  une 
amitié. 

MONSIEUR  VERNET 

Voilà,  Julie,  ce  que  c'est  que  l'escrime. 


192  MONSIEUR    VERNET 

MADAME  VERNET 

Vous  me  réconcilieriez  avec  elle,  monsieur. 

MONSIEUR  VERNET 

A-t-il  tourné  ça?  On  croirait  qu'il  prépare  ce 
qu'il  dit,  avant  de  venir. 

HENRI 

Je  vous  jure  que  c'est  naturel. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  le  sais  bien,  je  plaisante. 

HENRI 

Bon!...  Et  moi,  pour  VOUS  punir,  monsieur  Vernet, 
je  VOUS  annonce  une  grande  nouvelle  !  Aujourd'hui, 
après  votre  départ,  les  élèves  de  la  salle  se  sont 
réunis  dans  un  petit  coin,  et  à  l'unanimité,  vous 
ont  élu  leur  président. 

M0NS>IEUR  VERNET,  troublé,  se  lève. 
Moi  1 

HENRI  salue. 
Monsieur  le  Président!... 

MONSIEUR  VERNET 

Président  de  la  salle!  Comme  vous  êtes  gentils, 
tousl  Je  suis  flatté,  je  suis... 

MADAME  VERNET  prend  la  main  de  M.  Vernet, 
Qu'est-ce  que  tu  auras  à  faire? 

HENRI 

Rien,  madame.  Ce  n'est  qu'un  honneur,  comme 


MONSIEUR    VERNET  IQS 

toutes  ces  présidences-là,  ni  rétribué,  ni  dangereux. 

MONSIEUR  VERNET 

Que  pourrais-je  bien  leur  offrir,  à  ces  messieurs"? 

HENRI 

Vous  les  remercierez  demain,  par  quelques  mots. 

MONSIEUR    VERNET     ' 

J'espère  m'acquitter  avec  un  peu  plus  de  frais. 
Quel  ennui<qùe  nous  partions  demain! 

HENRI 

Demain? 

MADAME  VERNET 

Les  malles  sont  prêtes. 

HENRI 

Ne  vous  désolez  pas,  je  vous  excuserai  jusqu'à 
votre  retour. 

MONSIEUR  VERNET 

J'aurais  voulu  moi-même...  Ça  me  gâte  mon 
plaisir.  Ah!  je  suis  contrarié...  Voulez-vous  me 
permettre  de  vous  débarrasser  de  votre  petit  pa- 
quet? —  Je  ne  suis  pas  indiscret? 

HENRI 

C'était  pour  vous  et  pour   madame  Vernet.  Je 

ous  prie  d'accepter  ce  rien,  en  souvenir  des  bonnes 

heures,  trop  brèves  et  trop  rares,  passées  avec  vous. 

MONSIEUR    VERNET 

Qu'est-ce  que  ça  peut  être?  Je  regarde? 

i3 


.'94  MONSIEUR    VERNET 


HENRI 

Faites. 

MONSIEUR  VERNET  déficelle  le  paquet 
Pour  une  année  > 

HENRI 

Pour  une  année? 

MONSIEUR  VERNET 

Ma  présidence) 

HENRI 

Non,  non,  à  vie,  à  vie  !  à  moins  que  vous  ne  vous 
conduisiez  mal. 

MONSIEUR    VERNET 

Je  saurai  me  tenir.  (A  madame  Vernet.)  Des  ciseaux, 
Julie  !  (Henri  prête  son  canif.)  Un  livre  1  Henri  Gérard  ! 
c'est  votre  nom,  un  livre  de  vous  ?  Titre  :  Des  Ri- 
mes. (Ne comprenant  pas.)  Des  Rimes? 

MADAME  VERNET 

Des  vers. 

MONSIEUR    VERNET 

Ah  1... Vous  êtes  poète? 

MADAME   VERNET 

Je  m'en  doutais, 

MONSIEUR    VERNET 

Moi  pas.  Et  il  a  écrit  quelque  chose  en  haut  du 
livre. 


MONSIEUR  VERÎIET  19^ 

MADAME  VERNET 

Une  dédicace. 

MONSIEUR  VERNET.    Il  lit. 

«  A  madame  Vernet,  hommage  respectueux,  » 

MADAME  VERNET 

Merci,  monsieur. 

HENRI 

J'aurais  pu  trouver  mieux,  madame,  mais  je  ne 
me  suis  pas  permis  de  chercher. 

MONSIEUR  VERNET 

Pourquoi) 

HENRI 

Par  discrétion.  '' 

MONSIEUR  VERNET  rend  le  canif 

Ah!  oui...  «  Et  à  Monsieur  Vernet,  mon  meilleur 
ennemi  à  l'épée.  »  Comme  c'est  spirituel  ! 

M.  Vernet  serre  la  main  d'Henri. 

HENRI 

De  quel  côté  allez-vous  > 

MONSIEUR  VERNET.  Il  sc  rassied. 

Je  savais  que  vous  n'étiez  pas  tout  le  monde,  je 
vous  soupçonnais  môme  d'être  artiste,  et  je  le  di- 
sais, il  n'y  a  qu'un  instant,  à  Julie,  mais  j'ignorais 
que  vous  fussiez  poète. 

HENRI 

Je  me  cache,  c'est  si  mal  vu. 


IQÔ  MONSIEUR    VERNET 

MONSIEUR  VERNET,  à  madame  Vernet. 
Et  modeste  1  le  titre  t'a  frappée,  toi?  Des  Rimes, 

MADAME  VERNET 

C'est  neuf. 

HENRI 

Plutôt  bizarre. 

MONSIEUR  VERNET 

Original!  et  moi  j'aime  tout  ce  qui  'est  original. 
C'est  la  première  fois  qu'un  auteur  m'offre  lui-même 
son  livre.  J'espère  bien  que  ce  ne  sera  pas  la  der- 
nière. 

HENRI 

Je  le  crains. 

MADAME  VERNET 

Nous  le  lirons  au  bord  de  la  mer, 

MONSIEUR  VERNET 

Nous  le  dégusterons  dans  un  cadre  approprié. 

HENRI 

C'est  à  la  mer  que  vous  allez? 

MADAME   VERNET 

Oui,  chaque  année 

iENRI 

Ah!  la  mer! 

MADAME  VERNET 

C'est  si  grandiose! 


MONSIEUR    VERNET  IÇ7 


MONSIEUR  VERNET 

Je  veux  le  commencer  ce  soir,  dans  mon  Ut. 

MADAME  VERNET 

Ohl  Victor,  pas  avant  moi. 

MONSIEUR   VERNET 

Si,  si,  pour  en  avoir  une  idée. 

MADAME  VERNET 

Alors,  tu  me  le  prêteras,  et  je  le  lirai  tout  haut. 
MONSIEUR  VERNET.  Il  jette  Des  Rimes  à  madame  Vernet. 

Tiens,  je  te  le  donne.   (A  Henri.)  Je  lui  cède  tou- 
jours. C'est  votre  dernier? 

HENRI 

Et  mon  premier. 

MONSIEUR  VERNET 

La  presse  en  a  parlé? 

HENRI 

Pas  encore. 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  donc  une  primeur? 

HENRI 

Toute  fraîche,  elle  vient  de  paraître. 

MONSIEUR  VERNET 

Ce  doit  être  exquis.  Mais  je  vous  préviens  que 
uous  sommes  des  profanes 


IÇ8  MONSIEUR  VERNET 


HENRI 

Ce  sont  les  meilleurs  juges. 

MONSIEUR  VERNET 

Moi,  du  moins,  car  ma  femme... 

MADAME  VERNET,  feuilletant  la  brochure. 

Je  ne  m'y  connais  pas  non  plus,  mais  je  goûte  vi- 
vement la  poésie  quelle  qu'elle  soit...  et  la  vôtre  a 
l'air  d'être... 

HENRI 

Vous  lisez  un  peu,  madame? 

MADAME  VERNET 

Un  peu,  oui,  monsieur. 

MONSIEUR  VERNET 

Beaucoup.  —  Moi  je  n'achète  jamais  de  livres. 

HENRI 

Par  principe  > 

MONSIEUR  VERNBT 

Non. 

HENRI 

Par  économie? 

MONSIEUR   VERNET 

Non,  par  habitude.  Mais  Julie  est  abonnée  à  ijd 
cabinet  de  lecture. 

MADAME    VERNET 

Il  reçoit  toutes  les  nouveautés. 


MONSIEUR  VERNET  199 

MONSIEUR  VERNET 

Vous  savez  que  c'est  une  artiste  aussi  dans  son 
genre. 

MADAME  VERNET 

Jolie  artiste  1 

MONSIEUR  VERNET 

Elle  comprend  tous  les  arts,  sauf  Pescrime...  Oh! 
l'escrime  ! 

HENRI 

Ce  n'est  pas  une  lacune. 

MONSIEUR  VERNET,  à  madame  Vernct. 
En  échange,  tu  dessines  comme  un  architecte. 

MADAME    VERNET 

Ne  le  croyez  pas,  monsieur  Henri  I 

MONSIEUR    VERNET 

Et  musicienne!  des  doigts  d'une  vitesse! 

MADAME   VERNET 

Je  pianote  à  peine,  mais  la  belle  musique  m'é- 
meut comme  la  belle  poésie. 

MONSIEUR  VERNET 

Au  fait,  si  vous  nous  lisiez  un  morceau  de  la  vô- 
tre. 

HENRI 

J'ai  horreur  de  lire  mes  vers. 


200  MONSIEUR  VEFfNET 

MADAME  VERNET 

Pour  nous  faire  plaisir. 

HENRI 

Sans  façons,  madame;  je  ne  lis  pas  mal  les  vers 
des  autres,  mais  les  miens.. 

MONSIEUR  VERNET 

Non! 

HENRI 

Je  vous  assure  que  je  ne  me  ferais  pas  prier. 

MONSIEUR  VERNET 

Soit,  parce  qu'il  est  tard  et  que  vous  ne  pourriez 
pas|tout  lire,  —  (Menaçant.)  —  mais  à  notre  retour.. 

HENRI 

Vous  serez  obligés  de  m'arrêter. 

MONSIEUR  VERNET 

Soyez  tranquille...  poète!  Je  suis  l'ami,  nous 
sommes  les  amis  d'un  poète!  nous  nous  mettons 
bien. 

HENRI 

Vers  quel  point  de  la  mer  vous  dirigez-vous? 

MADAME  VERNET 

Nous  allons  à  Fleuriport,  sur  la  Manche. 

HENRI 

Vous  y  resterez  longtemps? 


MONSIEUR  VERNET  201 

MADAME  VERNET 

Deux  mois. 

HENRI 

Que  vous  êtes  heureux  de  quitter  Paris! 

MONSIEUR  VERNET 

Surtout  par  ces  chaleurs. 

HENRI 

Ah  1  si  je  pouvais  faire  comme  vous  ! 

MONSIEUR  VERNET 

Vous  n'avez  pas  de  congé?  • 

HENRI 

J'en  ai  d'un  bout  de  l'année  à  l'autre.  Je  suis  li- 
bre par  profession.  Ma  carrière  est  on  ne  peut  plus 

libérale. 

MONSIEUR   VERNET 

Eh  bien  1  —  Ça  me  fait  quelque  chose  d'être 
président  de  notre  salle  d'armes.  — Eh  bien?... 

HENRI 

En  fait,  je  ne  suis  pas  libre.  Il  faut  que  je  reste 
pour  me  tenir  au  courant.  C'est  un  livre  qui  paraît, 
une  première,  une  inauguration,  un  vernissage,  etc., 
etc..  que  sais -je? 

MADAME  VERNET 

Je  croyais  qu'après  le  grand  prix... 


202  MONSIEUR  VERNET 

HENRI 

On  est  moins  bousculé,  moins  distrait  de  ses  tra- 
vaux, madame,  mais  c'est  égal...  quelle  vie! 

MADAME    VERNET 

La  vie  parisienne  I 

MONSIEUR  VERNET 

La  vie  échevelée  ! 

HENRI,  mélancolique. 
D'ailleurs,  où  irais- je? 

MONSIEUR   VERNET 

Venez  à  Fleuriport,  on  se  retrouvera. 

MADAME  VERNET 

C'est  bien  modeste  pour  M.  Henri  habitué  aux 
plages  mondaines,  notre  petit  trou. 

HENRI 

Oh  I  madame,  vous  me  faites  injure. 

MONSIEUR  VERNET 

Et  la  mer  n*est  nulle  part  un  petit  trou.  Ecoutez, 
Henri,...  monsieur  Henri. 

HENRI 

Je  vous  en  prie. 

MONSIEUR  VERNET 

Ecoutez,  mon  cher  Henri,  —  oui,  assez  de  mon' 
sieur  entre  nous,  —  vous  n'allez  pas  me  faire  croire 
que  vos  travaux,  et  j'ignore  ce  que  vous  entendez 
par  là... 


MONSIEUR  VERNET  203 

MADAME  VERNET 

Ses  travaux  de  poète,  mon  ami. 

MONSIEUR  VERNET 

D'accord,  —  vous  retiennent  à  Paris,  quand  il  n'y 
a  plus  personne,  comme  un  forçat  à  son  boulet. 

HENRI 

Pas  à  ce  point. 

MONSIEUR   VERNBT 

Vous  êtes  votre  maître  > 

HENRI 

Mon  maître  absolu. 

MONSIEUR   VERNBT 

Venez  avec  nous. 

HENRI 

A  Fleuriport? 

MONSIEUR   VERNET 

Non    seulement  à  Fleuriport,   mais  chez  nous, 
dans  notre  villa.  Nous  avons  de  la  place. 

HENRI 

Ohl  monsieur  Vernet,  vous  êtes  amusant. 

MONSIEUR  VERNET 

Nous  VOUS  l'offrons  de  bon  cœur,  n'est-ce  pas> 
Julie? 

MADAME  VERNET,  polic. 

Certainement. 


204  MONSIEUR  VERNET 

HENRI 

Et  je  VOUS  remercie  d'un  cœur  qui  ne  le  cède  en 
rien  au  vôtre,  mais... 

MONSIEUR   VERNET 

Mais  quoi? 

HENRI 

Si  par  hasard,  monsieur  Vernet,  je  peux  m'échap- 
per  un  moment  de  Paris,  comme  je  n'ai  pas  d'en- 
droit préféré,  je  profiterai  de  votre  séjour  à  Fleuriport, 
j'irai  vous  voir  ià-bas,  mais  je  descendrai  à  l'hôtel 

MONSIEUR   VERNET 

Il  n*y  en  a  pas. 

HENRI 

A  l'auberge. 

MONSIEUR    VERNET 

Ce  serait  un  peu  fort.  (A  madame  Vernet.)  Le  vois- 
tu,  à  l'auberge  du  Mérinos  dans  l'ordure,  et  nous, 
dans  notre  confortable  Juliette,  —  oui  du  nom  de 
ma  femme,  —  car  elle  n'est  pas  mal  La  Juliette^ 
avec  son  air  de  vieille  masure.  Pour  qui  me  pre- 
nez-vous? Voyons.  Vous  avez  des  scrupules. 

Sur  un  signe  de  M.  Vernet,  M""*  Vernet  va  faire  un  petit 
tour. 


MONSIEUR    VERNET  205 


SCÈNE    V 

MONSIEUR  VERNET,  HENRI. 

MONSIEUR   VERNET 

Ils  VOUS  honorent,  mais  j'ai  un  moyen  de  les 
lever.  Vous  m'avez  dit  que  vous  donniez  des  leçons, 
des  leçons  de  quoi  ? 

HENRI 

De  n'importe  quoi,  de  tout. 

MONSIEUR    VERNET 

Eh  bien  !  ma  petite  nièce  qui  passe  ses  vacan- 
ces avec  nous,  là-bas,  veut  suivre  un  cours  de  dic- 
tion, —  il  paraît  que  c'est  la  mode.  —  Vous  êtes 
poète  !  poète  et  professeur  de  diction,  ça  doit  aller 
ensemble. 

HENRI 

C'est  inséparable. 

MONSIEUR   VERNET 

Vous  donnerez  quelques  conseils  à  Marguerite, 
et  tout  s'arrangera,  le  voyage,  le  séjour,  le  reste;  ne 
vous  inquiétez  de  rien. 

HENRI 

Vous  me  tenteriez,  monsieur  Vernet,  mais.. 


206 


MONSIEUR   VEKNET 


MONSIEUR    VERNET 

Qu'est-ce  que  vous  avez  encore  à  répondre  > 

HENRI 

Mille  choses. 

MONSIEUR    VERNET 

Lesquelles?  Aucune.  J'ai  été  jeune  comme  vous, 
pauvre  comme  vous,  car  vous  l'êtes,  hein?  avec 
toute  votre  poésie  ? 

HENRI 

Je  ne  l'avouerais  pas  à  un  autre  ;  ça  ne  rapporte 
guère. 

MONSIEUR   VERNET 

De  quoi  payer  le  tabac  ? 

HENRI 

Et  encore  parce  que  je  ne  fume  jamais. 

MONSIEUR   VERNET 

Et  vôtre  famille  vous  a  coupé  les  vivres? 

HENRI 

Bah!  pour  quelques  paniers  de  provisions! 

MONSIEUR  VERNET,  attendri. 

J'en  étais  sûr.  Elle  vous  laisserait  crever  de  faim. 
Toutes  les  mêmes,  ces  familles  d'artistes!...  Mon 
pauvre  vieux,  va  1  Ça  me  rajeunit  de  vingt  ans  !  Ça 
me  rappelle  ma  misère,  et  j'étais  alors  réservé, 
moi  aussi,  comme  vous,  peut-être  davantage...  du 
moins  autant,  parce  que,  timide,   je  ne  savais  pas 


MONSIEUR   VERNET  207 


m'exprimer.  Eh  bien  1  Je  vous  donne  ma  parole, 
que  si,  en  ce  temps- là,  quelque  brave  homme  de 
Vernet,  ça  se  trouve,  m'avait  offert,  du  même  cœur, 
la  petite  partie  de  plaisir  que  je  vous  offre,  j'aurais 
accepté  sans  hésitation.  Et  vous  savez,  sur  l'article 
délicatesse,  je  ne  plaisante  jamais.  Je  vous  jure  que 
ça  ne  vaut  pas  la  peine  de  me  dire  merci.  Est-ce 
que  je  vous  paie  votre  imprimé,  moi,  votre  livre  de 
poésie  }  Nous  sommes  quittes  I  Plus  un  mot  ! 

HENRI 

Mais  c'est  un  enlèvement, 

MONSIEUR    VERNET 

Je  vous  enlève.  (11  appelle  sa  femme.)  Julie  !    nous 
l'enlevons,  il  accepte. 


SCÈNE  VI 

MONSIEUR  VERNET.  HENRI,   MADAME  VERNET. 
MADAME   VERNET 

Ah!...  Tant  mieux  !  J'allais  me  joindre  à  Victor. 

HENRI 

Alors,  madame,  je  n'ai  plus  la  force  de  résister. 
J'accepte  avec  gratitude.  Mais,  n'est-ce  pas,  chers 
amis,  une  mansarde,  une  lucarne,  un  lit  de  fer,  une 
table  de  bois  blanc,  une  chaise  de  paille. . . 


208  MONSIEUR    VERNET 

MADAME   VERNET 

Quel  mobilier! 

MONSIEUR   VERNET 

Tu,  tu,  tu  !  La  mansarde  et  la  lucarne,  c'est  pour 
notre  vieille  servante  Honorine.  Vous  aurez  la  plus 
belle  chambre  après  la  nôtre. 

MADAME   VERNET 

La  chambre  verte. 

HENRI 

Merci,  madame. 

MONSIEUR    VERNET 

Avec  deux  grandes  fenêtres  qui  donnent  toutes 
les  deux  sur  la  mer. 

MADAME    VERNET 

Une  seule,  mon  ami. 

MONSIEUR  VERNET 

Mais  l'autre  donne  sur  la  campagne.  Ça  repose 
de  la  mer. 

HENRI 

C'est  le  rêve.  Merci,  monsieur  Vernet. 

MONSIEUR  VERNET 

Ne  me  remerciez  donc  pas  comme  ça  I  Quel  re- 
mercieur  vous  faites  !  Vous  êtes  prêt  ? 

HENRI 

Toujours. 


MONSIEUR    VERNET  309 


MONSIEUR  VERNET 

Nous  partons  demain. 

HENRI 

Ce  soir,  si  vous  voulez. 

MONSIEUR   VERNET 

A  la  bonne  heure  1  —  Mais  il  faut  attendre  à  de- 
main. Nous  partirons  avec  ma  nièce  Marguerite  et 
Pauline. 

MADAME   VERNET 

Ma  sœur  aînée. 

MONSIEUR   VERNET 

Elle  dirige  une  pension  de  jeunes  filles,  où  Mar- 
aerite  termine  ses  études.  (A  madame  Vernet.)  Est-ce 
qu'elles  ne  viennent  pas,  ce  soir? 

MADAME   VBRNET 

Si  !  Elles  devraient  être  là. 

MONSIEUR    VERNET 

Je  vous  avertis  que  ma  belle-sœur  est  insuppor- 
table. Je  la  supporte,  parce  que  j'ai  l'esprit,  — je 
n'ai  m6me  que  celui-là,  —  l'esprit  de  famille. 

AlADAME    VERNET 

Elle  nous  aime  beaucoup  au  fond. 

MONSIEUR    VERNET 

A  la  suilace,  elle  ne  peut  pas  nous  sentir. 

14 


210  MONSIEUR  VERNET 

MADAME  VERNET 

Elle  est. 

MONSIEUR    VBRNBT 

Assommante. 

MADAME  VERNET 

Pas  heureuse. 

MONSIEUR    VERNET 

Elle  a  môme  eu  un  petit  roman  dans  sa  vie.  Te 
nez,  VOUS  qui  faites  des  livres. 

MADAME    VBRNET 

Victor  ! 

MONSIEUR  VERNET 

Je  le  lui  dirai  tôt  ou  tard,  autant  le  lui  dire  tout 
de  suite.  Mademoiselle  Pauline  a  aimé  un  monsieur 
qui  n'a  pas  répondu  à  son  amour,  et  elle  s'est  donné 
un  tas  de  'petits  coups  de  couteau. 

HENRI 

Ohl  pauvre  femme  1  Elle  est  morte? 

MONSIEUR  VERNET 

Elle  va  venir  tout  à  l'heure. 

HENRI 

Ohl  pardon! 

MONSIEUR  VERNET 

Ça  ne  fait  rien.  Elle  s'était  donné  ses  coups  de 


MONSIEUR    VERNET  21  ( 

canif  du  côté  du  cœur,  mais  trop  bas.  Elle  s'est  tail- 
ladé la  cuisse.  Hein!  cette  histoire-là  en  vers' 

MADAME   VERNET 

Gomme  tu  es  dur  pour  Pauline I...  Je  vous  as- 
sure, monsieur  Henri  Gérard,  qu'elle  a  souffert. 

HENRI 

Je  ne  suis  pas  de  ceux,  madame,  qui  raillent  un 

désespoir  de  femme. 

MONSIEUR  VERNBT 

G'est  une  vieille  fille,  aigre,  maligne... 

MADAME  VERNET 

Ghutl 

MONSIEUR   VBRNBT 

C'est  une  vipère. 

MADAME   VERNBT 

Tais-toi,  Victor 

MONSIEUR  VERNBT 

Une  vipère  à  lunettes  !  Je  le  lui  dirai,  quand  elle 
voudra. 

MADAME  VERNET 

Mais  tais-toi  donc...  j'entends. 

MONSIEUR  VERNET 

Nous  le   lui    dirons  tous  deux  Henri,   là-bas,  le 
soir,  au  bord  de  la  merl 


312  MONSIEUR  VERNET 


SCENE  VII 

MADAME  VERNET,    MONSIEUR  VERNET,  PAULINE, 
MARGUERITE,  HENRI. 

Entrée  de  Pauline  et  de  Marguerite.  Les  dames  s'embrassent. 
Henri  se  tient  à  l'écart 

PAULINE 

Tu  as  une  visite) 

MADAME   VERNET 

Oui,  un  jeune  homme  très  distingué;  venez  que 
je  vous  présente.  (A  Henri.)  Ma  sœur  et  ma  nièce. 
(A  Marguerite  et  Pauline.)  M.  Henri  Gérard. 

MONSIEUR  VERNET 

Un  poète. 

PAULIN! 

Un  poète? 

MADAME   VERNET 

Oui,  monsieur  Henri  Gérard  est  un  poète 

MONSIEUR  VERNET 

Et  un  vrai. 

PAULIN! 

Ahf 


MONSIEUR  VERNBT  31 1 

MONSIEUR  VERNET.  Il  montre  le  livre  à  Pauline. 
La  preuve. 

PAULINE 

La  couverture  attire  l'œil  :  Des  Limes, 

MADAME   VERNBT 

Des  RimeSi  des  Rimes, 

HENRI 

C'est  un  R,  mademoiselle. 

PAULINE 

J'ai  la  vue  si  basse,  monsieur. 

MONSIEUR   VERNET 

Elle  Ta  fait  exprès.  Des  limes!  Elle  voudrait  les 

mordre  1 

MADAMB   VERNBT 

Tes  préparatifs  sont  terminés) 

PAULINB 

Ouiy  je  ne  me  surcharge  pas. 

MONSIEUR   VERNBT 

Qui  VOUS  le  défend  > 

PAULINB 

La  simplicité  de  ma  garde-robe. 

MONSIEUR    VERNBT 

Vous   trouvez  peut-être  que  Julie  emporte  trop? 


214  MONSIEUR  VERNET 

MADAME  VERNET 

Victor,  c'est  toi  qui  commences... 

HENRI 

Monsieur  Vernet,  je  suis  témoin. 

MONSIEUR  VERNET 

Elle  se  rattrapera.  —  A  propos,  Henri,  vous  avez 
beaucoup  de  bagages  > 

HENRI 

Une  valise. 

MONSIEUR   VERNiïT 

Ce   que  vous  voudrez,  n'ayez  pas  encore  des... 
scrupules. 

HENRI 

C'est  une  grosse  valise. 

MADAME  VERNET 

Monsieur  Henri  veut  bien  nous  faire  le  plaisir  de 
venir  avec  nous. 

PAULINB 

Ahl  ahl 

MONSIEUR  VERNET 

Le  plaisir  et  l'honneur.  Ça  vous  surprend  qu'un 
poète... 

PAULINE 

Du  tout.  (A  Henri.)  Je  sais,  monsieur,  que  ma  sœur 
et  mon  beau-frère  aiment  les  artistes. 


MONSIEUR    VERNET  31  5 

MONSIEUR  VERNET 

Nous  ne  pouvons  pas  nous  en  passer. 

PAULINE 

Vous  n'êtes   pas  le  premier  qu'on  me  présente., 
j'ai  déjà  eu  le  plaisir,  —  le  plaisir  et  l'honneur,  — 
de  dîner  ici  avec  le  peintre  qui  a  fait  ce  portrait. 
Tous  regardent  le  portrait. 

MONSIEUR  VERNET 

Le  peintre  Morneau.  Vous  le  connaissez  > 

HENRI 

Non. 

MONSIEUR  VERNET 

Comment  le  trouvez-vous? 

HENRI,  léger. 
Très  bien. 

MADAME  VERNET,   gaîc. 

Vous  dites  ça  sans  enthousiasme. 

HENRI 

Je  le  dis  comme  je  le  pense. 

MONSIEUR  VERNBT 

Mais  c'est  ma  femme. 

HENRI 

Madame  Vernet? 

MADAME  VERNBl 

Il  ne  me  ressemble  pas  ? 


2I6  MONSIEUR  VERNET 

HENRI 

Si,  si,  madame,  quoique  la  bouche... 

MONSIEUR  VERNET 

Ratée? 

HENRI 

Plutôt.  Et  ce  n*est  pas  votre  front  si  net,  presque 
carré,  oui,  un  peu  têtu.  On  ne  vous  fait  pas  penser 
ce  qu'on  veut. 

MONSIEUR   VERNET 

Eh!  eh!  Julie,  quel  physionomiste t 

PAULINE 

Vous  n*avez  rien  à  dire  des  yeux  ^ 

HENRI 

Oh  !  les  yeux,  mademoiselle,  c'est  ce  que  les  pein- 
tres réussissent  le  moins. 

MADAME  VERNET 

Que  va-t-il  en  rester? 

MONSIEUR    VERNET 

Oui,  je  finirai  par  le  mettre  au  grenier 

HENRI 

Excusez-moi,  madame,  une  femme  comme  vous 
est  rare,  même  en  peinture. 

MONSIEUR    VERNET 

Attrape,  Julie...  Moi  qui  me  promettais  de  faire 
faire  mon  portrait  l'année  prochaine. 


MONSIEUR  VERNET  217 

HENRI 

Par  le  même  peintre  > 

MONSIEUR  VBRNBT 

Ou  par  un  autre. 

PAULINB 

Il  ne  manque  pas  d'autres  peintres,  moins  chers. 

MONSIEUR   VERNBT 

Dirait-on  pas   que   j'ai  payé  monsieur  Morneau 
avec  votre  argent? 

PAULINE 

Vous  l'avez  très  bien  payé...  et  lui  aussi 

Honorine  apporte  le  thé. 

HENRI 

Vous  le  voyez  encore? 

MADAME  VERNET.  Gênée,  elle  se  lève  pour  verser  le  thé. 

Oh  I  non.   C'était  une  simple  relation  de  vernis- 
sage. 

MONSIEUR   VERNET,  bas. 

Il  s'est  conduit  comme... 

PAULINE,  haut. 
Comme  un  artiste! 

HENRI 

Mademoiselle  Pauline  déteste  les  artistes? 

PAULINE 

Un  peintre  n'est  pas  un  poète,  monsieur 


2l8  MONSIEUR  VERNET 

MONSIEUR   VERNET 

Et  réciproquement.  (A  Henri.)  Elle  n'a  que  du 
miel  pour  vous.  Prenez  mon  ami,  prenez,  c'est  une 
faveur. 

HENRI 

Je  goûte. 

MONSIEUR   VERNET 

Et  toi,  Marguerite,  tu  n'ouvres  pas  la  bouche  !  tu 
es  contente  de  passer  deux  mois  avec  un  poète  > 

HENRI 

Aucun  effet. 

MARGUERITE 

Monsieur  est  un  poète? 

MADAME   VERNET 

Tu  n'as  pas  entendu? 

HENRI 

Soyez  franche,  mademoiselle,  vous  vous  imagi- 
niez que  c'était  autre  chose. 

MARGUERITE,    ricuSO 

Oui 

HENRI 

Un  beau  jeune  homme  pâle. 

MARGUERITE 

Oui.  Avec  des  moustaches. 


MONSIEUR    VERNET  aiQ 


HENRI 

Ah!  VOUS  confondez,   les  moustaches,  c'est  pour 
les  militaires.  Avec  de  longs  cheveux? 

MARGUERITE 

Oui. 

HENRI 

Noirs. 

MARGUERITE 


MAKUUlîKliB 

Oui,  OU  blancs,  comme  de  la  neige. 


HENRI 

Quand  le  poète  est  vieux;  ça  me  viendra.  Ça 
vient  môme  aux  poètes  qui  ont,  comme  moi,  les 
cheveux  courts. 

PAULINE 

C'est  une  nouvelle  école  ? 

HENRI 

C'est  simplement  une  nouvelle  coupe  de  cheveux. 
Et,  n'est-ce  pas,  mademoiselle  Marguerite,  le  poète 
de  vos  rêves  étalait  une  cravate  comme  une  salade 
de  laitue) 

MARGUERITE 

C'est  ça. 

HENRI 

Et  il  ne  portait  point  de  gilet  sous  sa  redingote 
râpée  et  boutonnée  jusque-là,  pour  cacher  la  che- 
mise. Hélas  !  j'en  porte  un,  avec  une  chaîne  et  une 


220  MONSIEUR  VERNET 

montre,  une  montre  de  famille,  et  je  regarde  pro- 
saïquement Theure,  et  j'ai  l'air  à  peu  près  correct. 
Je  comprends  votre  déception,  mademoiselle. 

MARGUBRITB 

Je  m'y  ferai. 

MADAMB  VBRNET 

Marguerite,  tu  importunes  M.  Henri 

MARGUERITE 

Mais  je  ne  lui  demande  rien,  moi! 

MONSIEUR   VERNET 

Tu  as  reçu  une  éducation,  ma  fille. 

PAULINE 

Celle  que  je  lui  ai  donnée,  mon  beau-frère. 

MONSIEUR   VERNET 

Ça  ne  m'étonne  plus. 

MADAME   VERNET 

Excusez  ma  nièce,  monsieur  Henri.  Ce  n*est  pas 
une  fille,  c'est  un  gros  garçon, 

HENRI 

C'est  bien  une  jeune  fille  naturelle.  Elle  est  sans 
mystère.  (A  Pauline.)  Et  je  vous  félicite,  mademoi- 
selle. 

MONSIEUR  VERNET,  à  Pauline. 

Une  autre  dirait  merci. 


MONSIEUR   VERNET  221 

PAULINE 

Ah  !  c'était  pour  moi  ! 

MONSIEUR  VERNET 

Ecoutez  tous  :  Voilà  le  programme  de  la  journée 
à  Fleuriport  :  d'abord,  chaque  matin,  une  heure 
d'escrime  pour  les  hommes,  (à  Pauline)  car  monsieur 
n'est  pas  seulement  un  poète,  c'est  aussi  un  escri- 
meur hors  ligne. 

PAULINl 

Tous  les  talents. 

MONSIEUR  VERNET,  à  Henri. 

N'oubliez  pas  d'emporter  vos  fleurets.  Ensuite, 
baignade.  Vous  savez  nager> 

HENRI 

Comme  un. poisson  d'eau  douce. 

MONSIEUR  VERNBT 

Ce  sera  le  reste  là-bas.  Vous  volerez  sur  l'eau 
salée  de  la  mer.  Moi  je  nage  au  fond. 

HENRI 

Au  fond  de  la  mer,  c'est  déjà  loin. 

.MONSIEUR  VERNET 

L'après-midi,  promenades  variées.  On  visite,  par 
exemple,  une  vieille  église  des  environs.  Vous  ai- 
mez les  vieilles  églises > 

HENRI 

Assez,  quand  elles  sont  vides  et  qu'il  y  fait  frais 


222  MONSIEUR    VERNET 

MONSIEUR   VERNET 

Ces  dames  se  recueillent.  Moi  je  monte  en  chaire 
et  je  prêche  ce  qui  me  vient  par  le  Saint-Esprit. 

MARGUERITE 

Et  tu  nous  fais  bien  rire,  mon  oncle. 

PAULINE 

C^est  d'un  goût  I 

MONSIEUR  VERNET 

Taisez-vous  donc,  vous  vous  tordez.  Et  puis,  vous 
n'avez  qu'à  rester  dehors,  à  la  porte. 

PAULINE 

Dans  le  cimetière. 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  une  habitude  à  prendre. 

HENRI 

Monsieur  Vernet,  vous  êtes  lugubre. 

MONSIEUR  VERNET 

Oh!  je  ne  demande   pas  sa  mort,  tout  de  suite. 
Pourvu  qu'elle  meure  avant  moi  I 

MADAME  VERNET 

Ne   vous  scandalisez  pas,  monsieur  Henri,  c'est 
leur  façon  de  s'aimer. 

HENRI 

Des  taquineries  1 


MONSIEUR    VERNET  223 

MONSIEUR  VERNET 

Non,  non,  nous  nous  détestons  sérieusement 

HENRI 

Et  la  fin  du  programme  > 

MONSIEUR  VERNET 

Dîner  à  sept  heures.  —  Un  petit  tour  sur  le  port. 
—  Un  coup  d'œil  aux  étoiles,  s'il  y  en  a,  et  dodo. 
Ça  vous  va? 

HENRI 

Approuvé! 

MONSIEUR  VERNET,  à  Pauline. 
Votre  avis  ? 

PAULINB 

Je  n*en  ai  pas. 

MONSIEUR   VERNET 

Je  l'espérais  bien. 

HENRI 

Vous  oubliez,  dans  ce  programme,  mes  fonctions. 

MONSIEUR   VERNET 

Oui,  Marguerite,  M.  Henri  aura  la  gentillesse  de 
te  donner,  le  matin  ou  le  soir,  peu  importe,  des  le- 
çons de  lecture. 

PAULINE 

Ah  1  monsieur  est  aussi  professeur  de... 


234  MONSIEUR    VERNET 

MONSIEUR   VBRNET 

C'est  un  homme  universel. 

MADAME  VERNET,'  à  Marguerite. 
Ça  te  fera  plaisir  de  prendre  ces  leçons> 

MARGUERITE 

Je  ne  sais  pas,  ma  tante 

MONSIEUR    VERNBT 

Elle  en  mourait  d'envie. 

MARGUBRITB 

Moi? 

MONSIEUR   VERNET 

Et  si  elle  ne  les  prend  pas,  je  les  prendrai. 
(A  Henri.)  Elles  ne  seront  point  perdues. 

HENRI,  à  Marguerite. 

Je  ne  me  montrerai  pas  terrible,  mademoiselle. 
Je  serai  moins  un  professeur  qu'un  camarade  de 
jeu.  Je  suis  très  jouear. 

MONSIEUR   VERNET 

Dans  les  tripots. 

HENRI 

De  ma  vie,  je  n*ai  touché... 

MARGUERITB 

Au  tennis? 

HENRI 

A  la  corde,  au  cerceau... 


MONSIEUR  VERNET  22$ 

MARGUERITE 

A  la  peste! 

HENRI 

Je  De  connais  pas. 

MONSIEUR  VERNET,  à  Pauline. 
La  peste,  ce  doit  être  un  jeu  pour  vous. 

PAULINE 

Oui,  et  je  vous  préviens  que  ça  se  communique 

MARGUERITE,  à  Henri. 

N'est-ce  pas  :  je  vous  donne  la  peste,  je  me  sauve 
et  vous  courez  après  moi,  pour  me  la  rendre. 

HENRI 

Nous  jouerons  à  tout  ce  qu'il  vous  plaira,  made- 
moiselle, et  je  parie  de  vous  battre. 

MARGUERITE,  elle  tend  la  main. 
Parions. 

PAULINE 

Marguerite  I 

HENRI 

Ce  n'est  pas  pour  parier,  c'est  pour  nous  donner 
la  main  et  faire  connaissance. 

MONSIEUR  VERNET,  à  Pauline. 

Il  vous  désarme,  hein!  celui-là? 

PAULINE 

On  voit  tout  de  suite  que  monsieur  n'est  pas  ua 
sot. 

i5 


226  MONSIEUR   VERNET 

MONSIEUR    VERNET 

Une  tasse  de  thé,  ma  belle-sœur? 

PAULINE 

Merci,  j'en  ai  déjà  pris  une  chez  moi. 

MONSIEUR   VERNBT 

Une  autre  ? 

PAULINE 

Elle  m'empêcherait  de  dormir. 

MONSIEUR    VERNET 

Sans  ça,  vous  Toffrirais-je } 

PAULINE 

Quelle  verve  t 

MONSIEUR   VBRNBT 

Vous  m'inspirez. 

PAULINE,  à  Henri. 

A  torce  de  fréquenter  des  artistes  comme  vous, 
monsieur,  il  finira  par  avoir  de  l'esprit 

MONSIEUR    VERNEl 

Alors,  malheur  à  vous  ! 

PAULINE 

Mais  vous  vous  fatiguez,  ce  soir,  monsieur  Ver- 
net  ;  il  est  temps  que  je  vous  laisse  vous  reposer. 

Salutations. 
MADAME  VERNET,  à  Henri. 
Et  moi  aussi,  je  vous  laisse,  monsieur  Henri  ;  je 


MONSIEUR    VERNET  327 

suis  lasse  d'avoir  fait  des  malles  et  j'ai   quelques 
mots  à  dire  en  particulier  à  ma  sœur. 

HENRI 

Mais,  madame,  je  me  retire. 

MADAME  VERNET 

Non,  non,  restez  avec  mon  mari. 

MONSIEUR  VERNET 

Encore  cinq  minutes,  nous  causerons  entre  hom- 
mes !...  A  demain,  gare  de  l'Ouest,  ma  belle-sœur  !... 
si  vous  voulez  que  je  vous  embrasse,  approchez -vous, 

PAULINE 

Pour  le  plaisir  que  ça  nous  ferait. 

MONSIEUR  VERNET 

Aucun  I  —  N'oubliez  pas  votre  sac  à  malice. 

PAULINE 

Comptez  sur  lui  ! 

MONSIEUR  VBRNBT 

J'y  compte. 

SCÈNE   VIII 
MONSIEUR  VERNKT,  HENRI. 

MONSIEUR  VERNET 

Et  elle  l'apportera.  Hein  !  la  vieille  demoiselle  f 
Qu'est-ce  que  je  vous  disais  ? 


2  28  MONSIEUR    VERNET 


HENRI 

Oui,  un  peu  rêche,  mais  vous  avez  une  femme 
si  charmante  1 

MONSIEUR  VERNET 

Oh  !  celle-là  î  et  elle  m'adore. 

HENRI 

Elle  est  gracieuse,  fine... 

MONSIEUR  VERNBT 

Je  l'adore. 

HENRI  « 

Je  le  crois...  et  avec  ça,  ce  qui  ne  gâte  rien,  très 
jolie,  si  vous  permettez. 

MONSIEUR  VERNE! 

Je  permets  :  nous  nous  adorons. 

HENRI 

Vous  vous  adorez.  Il  y  a  longtemps? 

MONSIEUR  VERNET 

Depuis  notre  nuit  de  noces,  depuis  neuf  ans.  Je 
Tai  épousée  le  2  avril  94.  Elle  travaillait,  une  femme 
comme  elle  !  ça  faisait  pitié.  Elle  tenait  une  pen- 
sion de  jeunes  filles  avec  sa  sœur.  Moi  je  venais 
de  créer  ma  maison  de  soieries.  Je  gagnais  de  l'ar- 
gent. Elles  étaient  toutes  deux  à  marier,  avec  une 
nièce  sur  les  bras.  J'avais  le  choix,  j'ai  choisi,  je 
n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  laquelle. 


MONSIEUR  VERNET  229 

HENRI 

Je  le  devine. 

MONSIEUR  VERNET 

Croiriez-vous  que  Pauline,  sous  prétexte  qu'elle 
était  l'aînée,  m'en  a  voulu.  Ses  petits  coups  de  ca- 
nif, c'était  à  cause  de  moi! 

HENRI 

Je  vous  félicite. 

MONSIEUR  VERNET 

Et  elle  m'en  veut  toujours,  comme  si  j'avais  pu 
hésiter  I 

HENRI 

Il  aurait  fallu  être  myope. 

MONSIEUR  VERNET 

J'ai  donc  tiré  Julie  de  l'ornière  ;  elle  m'est  re- 
connaissante, et  je  suis  un  homme  heureux. 

HENRI 

Ça  se  voit. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  le  dis  tout  haut.  Et  Julie,  interrogez-la,  dit 
comme  moi.  11  ne  nous  manque  qu'un  enfant.  Je  ne 
sais  pas  pourquoi. 

HENRI 

Vous  en  aurez. 

MONSIEUR  VERNET 

Après  neuf  ans? 


2  30  MONSIEUR  VERNET 


HENRI 

Je  connais  un  ménage  qui,  après  neuf  années.. 

MONSIEUR  VERNET 

Oui,  oui,  je  le  connais  aussi  ;  tout  le  monde  nous 
dit  la  même  chose.  Hélas  1  je  désespère. 

HENRI 

Et  mademoiselle  Marguerite  ? 

MONSIEUR  VERNET 

Ce  n'est  que  notre  nièce,  et  sa  tante  Pauline  en 
a  la  moitié,  ça  gâte  le  tout.  Ah  !  cet  unique  point 
noir  nous  attriste,  Julie  et  moi.  Nous  avons  beau 
nous  adorer,  quelquefois,  surtout  aux  heures  de 
tête  à  tête,  nous  nous  embêtons  un  peu. 

HENRI 

En  si  bonne  compagnie  1 

MONSIEUR  VERNET 

Eh  !  oui,  parce  qu'elle  m'est  supérieure,  comme 
culture;  si,  si,  j'ai  mes  qualités...  mais,  à  ce  point 
de  vue,  je  ne  la  vaux  pas.  Je  fais  pourtant  mon  pos- 
sible. Tenez  :  avant  de  la  connaître,  j'avais  horreur 
du  piano.  A  présent,  qu'elle  s'y  mette,  je  m'appro- 
che derrière  elle  et  j'écoute  des  heures,  les  yeux  sur 
ses  mains.  C'est  stupide  ? 

HENRI 

Non,  monsieur  Vernet. 

MONSIEUR  VERNET 

Non?  (Henri  prend  un  petit  gâteau.) Mangez,  mangez 


MONSIEUR   VERNET  23  I 

donc!  —  Et  là-bas,  à  Fleuriport,  quand  elle  ob- 
serve le  ciel,  elle  me  comnniunique  ses  réflexions, 
moi  je  fais  aussi  les  miennes,  et  il  nous  arrive,  mon 
cher,  le  soir,  sur  notre  banc,  tout  bourgeois  que 
nous  sommes,  de  parler  de  la  lune,  comme  d'une 
amie;  ça,  par  exemple,  c'est  idiot  1 

HENRI 

Non,  non,  monsieur  Vernet;  n*ayez  pas  de  fausse 

pudeur. 

MONSIEUR  VERNET 

Oh!  je  tiens  ma  partie  comme  je  peux;  mais  je 
sens  que  ma  conversation  ne  suffit  pas  à  Julie,  et 
c'est  quand  je  l'aime  le  plus  que  j'ai  le  moins  de 
choses  à  lui  dire.  Expliquez  ça. 

HENRI 

C'est  toujours  comme  ça. 

MONSIEUR  VERNBT 

Vous  ne  devez  pas  connaître  ce  désagrément; 
vous  ne  cessez  pas  d'être  étourdissant.  Vous  le  se- 
rez, hein?  Je  suis  content  que  vous  veniez.  Vous 
vous  mettrez  en  frais,  dites,  vous  nous  amuserez, 
vous... 

HENRI 

Je  ferai  l'enfant. 

MONSIEUR  VERNBT 

Vous  pourriez  être  le  mien.  Quel  âge  avez-vous? 

HENRI 

Vingt-six. 


233  MONSIEUR  VERNET 

MONSIEUR  VERNET 

Hé!  hél  —  ah!  non,  tout  de  même;  je  ne  me 
suis  pas  marié  jeune.  Mais  je  veux  dire  que  vous 
aurez  de  Pentrain,  de  la  drôlerie.  Nous  ne  sommes 
pas  bégueules.  On  criera,  on  chantera,  on  dansera, 
ça  ronflera;  ce  n'est  peut-être  pas  votre  genre  ? 

HENRI 

Mais  si,  mais  si,  et  je  me  forcerai  au  besoin. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  suppose  que  la  mer  ne  vous  donne  pas  des 
idées  sombres. 

HENRI 

Je  n'en  sais  rien. 

MONSIEUR  VERNET 

Comment  ça  ? 

HENRI 

Je  ne  l'ai  jamais  vue. 

MONSIEUR  VERNET 

Vous  n'avez  pas  vu  la  mer! 

HENRI 

Non. 

MONSIEUR  VERNET 

Vous  n'avez  pas  vu  la  mer  ? 

HENRI 

Mais  non. 


MONSIEUR  VERNET  233 

MONSIEUR  VERNET 

Vous  n'avez... 

HENRI 

Je  vous  le  dirais,  monsieur  Vernet  I  Ce  n'est  pas 

un  secret. 

MONSIEUR  VERNET 

Un  garçon  comme  vous  I 

HENRI 

La  mer  doit  être  vexée. 

MONSIEUR  VERNBT 

Vous  m'abasourdissez. 

Il  sonne. 

SCÈNE  IX 
MONSIEUR  VERNET,  HENRI,  HONORINE. 

MONSIEUR  VERNBT 

Madame  est -elle  couchée? 

HONORINE 

Pas  encore,  monsieur. 

MONSIEUR    VERNET 

Dites  à  madame  que  j'ai  à  lui  parler. 

HONORINE 

Pas  encore,  monsieur,  mais  presque... 


MONSIEUR    VERNET 


MONSIEUR  VERNET 


Honorine,  dites  à  madame  de  venir  pour  une 
communication  urgente.  (Honorine  sort.  A  Henri.)  Elle 
va  être  stupéfaite  et  ravie...  Il  n'a  pas  vu  la  mer  1 
je  vous  assure  que  c'est  à  voir. 


SCÈNE  X 

MADAME  VERNET,  en  peignoir  de  couleur  tendre. 
HENRI,  MONSIEUR  VERNET. 

MADAME  VERNET 

Qu'est-ce  qu'il  y  a?  Honorine  me  fait  peur. 

MONSIEUR  VERNET 

Figure-toi  qu'il  n'a  jamais  vu  la  mer! 

HENRI 

C'est  pour  ça  que  vous  avez  fait  revenir  madame 

Vernet?...  Oh!  madame I 

MADAME  VERNBT 

Un  homme  comme  vous  1 

MONSIEUR   VERNET 

C'est  ce  que  je  lui  disais. 

MADAME   VERNBT 

Par  suite  de  quelles  circonstances  exceptionnelles 
n'avez -vous  jamais  pu  la  voir? 


MONSIEUR   VERNET  'l'ib 

HENRI 

Je  ne  me  suis  pas  dérangé. 

MONSIEUR  VERNET 

Aujourd'hui,  on  va  à  la  mer  en  quatre  heures. 

HENRI 

Oh!  ce  ne  sont  pas  les  quatre  heures  qui  me 
manquaient.  Je  dois  dire  que  j'ai  aperçu  le  lac  de 
Genève  et  il  paraît  que... 

MONSIEUR  VERNET 

Qu'il  en  donne  une  idéel  Le  lac  de  Genève,  cette 
cuvette!  mon  ami,  quel  blasphème!  (Solennel.)  Je 
me  fais  une  joie  de  vous  montrer  ça. 

MADAME  VERNET 

Nous  jouirons  de  votre  surprise. 

MONSIEUR    VERNET 

Et  je  lui  offrais  ce  voyage  comme  une  petite  pro- 
menade de  rien  du  tout;    ce  sera  un  événementi 

HENRI 

Ce  sera  le  plus  beau  voyage  de  ma  vie 

MONSIEUR    VERNET 

Ce  n'était  de  ma  part  qu'une  gentillesse,  c'est 
une  bonne  action.  Quand  je  pense  que  vous  auriez 
pu  mourir  sans  voir  la  mer!... 

MADAME  VERNET 

11  l'aurait  vue  en  imagination,  c'est  bien  plus 
beau. 


^^36  MONSIEUR    VERNET 

MONSIEUR  VERNET 

Oui,  on  dit  ça,  quand  on  ne  peut  pas  se  payer  le 
voyage.  Plus  tard,  devenu  célèbre,  vous  direz  :  c'est 
le  vieux  papa  Vernet  qui  m'a  fait  voir  le  premier 
la  Grande  Bleue.  Pourvu  qu'elle  soit  pleine  quand 
nous  arriverons! 

Il  cherche  son  horaire  des  marées. 

MADAME  VERNET 

Ce  n'est  pas  pour  vanter  Fleuriport,  mais  c'est 
très  bien,  réellement.  La  Juliette  se  trouve  ici. 
En  face,  le  petit  port,  avec  ses  petits  bateaux  de 
pêche  qui  entrent  et  sortent;  à  droite,  le  village  et 
son  calvaire  avec  une  tête  de  christ  très  expressive; 
à  gauche  notre  butte,  une  tente,  des  bancs,  et,  au 
pied  de  cette  butte,  à  perte  de  vue,  avec  ses  magni- 
fiques couchers  de  soleil,  la  merl 

MONSIEUR  VERNET 

Elle  sera  pleine! 

HENRI 

Je  l'aurais  prise  telle  quelle. 

MONSIEUR   VERNET 

Je  tiens  à  ce  qu'elle  nous  fasse  honneur. 

HENRI 

Pourvu  qu'elle  soit  exacte! 

MONSIEUR  VERNET 

Il  blague.  Nous  verrons  sa  figure,  nous  l'éçoute- 
rons  exprimer  son  enthousiasme. 


MONSIEUR  VERNET  23^ 

MADAME  VERNET 

La  mer  ne  lui  fera  peut-être  aucune  impression. 

MONSIEUR  VERNET 

Nous  serions  alors  plus  poètes  que  lui  î 

HENRI 

Je  commence  à  le  croire. 

MONSIEUR   VERNET 

Ah  !  si  nous  avions  la  chance  de  voir  une  belle 
tempête  là-bas,  pendant  votre  séjour  1 

MADAME   VERNET 

Pourquoi  pas  un  beau  naufrage  >  (A  Henri.)  Toutes 
mes  robes  étaient  emballées.  Vous  m'excuserez 
d'avoir  reparu  dans  ce  déshabillé. 

HENRI 

11  est  délicieux,  madame,  et  vous  le  portez  déli- 
cieusement. 

MONSIEUR    VERNET 

Ça  vaut  mieux  que  des  coups  de  bâton.  (A  madame 
Vernet.)  A  tout  à  l'heure,  ma  fille! 

Il  la  baise  au  iront. 

MADAME   VERNET 

Ma  fille  1 

Elle  regarde  Hçnri  et  sort. 


2l8  iMONSIEUR   \  ERNET 

SCÈNE  XI 
MONSIEUR  VERNET,  HENRI 

MONSIEUR  VERNET 

Allez,  dites-lui  des  fadeurs,  je  ne  suis  pas  jaloux 

HENRI 

Non? 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  peut-être  le  seul  sentiment  que  je  n'éprouve 
pas.  Vous  partez? 

HENRI 

Il  est  tard. 

MONSIEUR  VERNET 

Vous  avez  bien  le  temps...  Pourquoi  serais-je  ja- 
loux? Elle  m'aime  comme  je  l'aime,  j'en  suis  sûr, 
et  c'est  une  honnête  femme,  de  ça  je  suis  plus  sûr 
encore. 

HENRI 

C'est  un  plaisir  de  vous  entendre  parler  de  ma- 
dame Vernet. 

MONSIEUR  VERNET 

On  n'en  fait  plus  comme  elle,  ni  comme  moi. 


MONSIEUR   VERNET  ^Sç 


HENRI 

Plus  guère. 

MONSIEUR  VERNET 

Oh!  je  ne  veux  pas  dire  qu'elle  soit  une  honnête 
femme,  à  cause  de  moi,  parce  qu'elle  m'aime.  Ce 
serait  de  la  suffisance.  Je  dis  qu'elle  l'aurait  été 
avec  tout  le  monde,  avec  n'importe  qui.  Elle  l'est, 
parce  qu'elle  l'est,  et  qu'elle  ne  peut  pas  ne  pas 
Pètre.  —  Vous  verrez. 

HENRI 

Je  m'en  rapporte... 

MONSIEUR  VERNET 

Elle  est  venue  au  monde  avec  son  honnêteté, 
comme  avec  son  nez,  son  joli  nez  un  peu  retroussé, 
au  milieu  du  visage.  Elle  est  pure  comme  le  jour 
est  clair. 

HENRI 

Comme  le  diamant  brille  1 

MONSIEUR  VERNET 

Voilà. 

HENRI 

C'est  évident? 

MONSIEUR  VERNET 

Evidemment. 

HENRI 

Mais,  it  suppose. 


^40  MONSIEUR  VEKNET 

MONSIEUR  VERNET 

Quoi? 

HENRI 

Rien,  bonsoir,  monsieur  Vernet. 

MONSIEUR  VERNET 

Qu'est-ce  que  vous  supposez  ? 

HENRI 

Je  suppose...  que  vous  ayez  des  motifs  d'être  ja- 
loux. 

MONSIEUR  VERNBT 

Quels  motifs!  Où  voulez-vous  que  j'en  prenne, 
puisque  Julie.  . 

HENRI 

C'est  entendu.  Aussi  je  suppose,  partant  de  plus 
loin,  que  vous  n'ayez  pas  épousé  madame  Vernet, 
mais  sa  sœur,  par  exemple. 

MONSIEUR  VERNET 

Pauline?  Je  vous  remercie  di^  cadeau. 

HENRI 

Ou  une  autre  femme,  n'importe  laquelle. 

MONSIEUR  VERNET 

Mettons  ;  après  ? 

HENRI 

Et  que... 


MONSIEUR   'vEKNET  341 


MONSIEUR  VERNET. 

Ahl  oui...  Eh  bien? 

HENRI 

Que  feriez-vous  ? 

MONSIEUR  VERNET 

Je  tire  dessus. 

HENRI 

Sur  la  femme  > 

MONSIEUR  VERNET 

Sur  elle,  et  sur  lui,  avec  l'autre  cartouche. 

HENRI 

Ah  I  ah  I 

MONSIEUR  VERNET 

Je  dis  l'autre  cartouche,  car  je  ne  me  sers  pas 
d'un  joujou  de  revolver,  mais  d'un  bon  fusil  prati- 
que, à  deux  coups. 

HENRI 

Vous  tirez  bien? 

MONSIEUR  VERNET 

J'ai  tué  des  populations  d'œufs  dans  les  foires 

HENRI 

Entre  un  œuf  vide  et  un  homme!.. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  ne  fais  pas  de  différence.  Feu  des  deux  coups, 

d'abord  dans  votre  dos.. 

i6 


243  MONSIEUR    VERNET 

HENRI 

Mais  monsieur  Vernet,  il  ne  s'agit  pas  de  moi. 

MONSIEUR  VERNET 

Il  s'agit  de  vous  comme  des  autres.  Pan  !  pan  I 
dans  le  dos  du  monsieur  et  de  la  dame. 

HENRI 

Diable! 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  ma  méthode. 

HENRI 

Vous  ne  badinez  pas  avec  l'amour,  monsieur  Ver- 
net. 

MONSIEUR  VERNETj  bon  enfant. 

Dites  donc,  vous,  hein?  Vous  n'avez  pas  bientôt 
fiai  ?  si  nous  parlions  d'autre  chose  ?  si  nous  lais- 
sions ces  propos-là  aux  imbéciles? 

HENRI 

C'était  pour  rire. 

MONSIEUR  VERNET 

Alors,  riez  tout  seul;  c'est  un  sujet  qui  ne  me 
fait  pas  rire. 

HENRI 

II  termine  agréablement  une  soirée 

MONSIEUR  VERNET 

Il  est  indigne  de  vous  et  de  moi. 


MONSIEUR    VERNET  24 3 

HENRI 

Pardon,  monsieur  Vernet.  Excusez  une  habitude, 
un  tour  d'esprit';  c'est  le  métier  qui  veut  ça. 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  un  sot  métier.  Je  vous  pardonne,  pour  cette 
fois. 

HENRI 

Je  n'y  reviendrai  plus. 

MONSIEUR  VERNET 

Ah  I  quelle  tête  I  Que  de  choses  doivent  se  passer 
là,  dans  ce  crâne  de  poète  I 

HENRI 

Vous  exagérez. 

MONSIEUR  VERNET 

Tout  à  l'heure,  c'était  des  scrupules,  maintenant 
c'est  des  inquiétudes,  des  imaginations  biscornues. 
Sommes-nous  libres  d'agir  comme  il  nous  plaît  1 

HENRI 

Qui  pourrait  nous  empocher } 

MONSIEUR  VERNET 

Liberté,  Libertas> 

HENRI 

Ohl  parfaitement. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  voudrais  bien  savoir  ce  que  ça  peut  me  fairCr 
les  autres? 


244  MONSIEUR   VERNET 

HENRI. 

Et  à  moi  ? 

MONSIEUR  VERNET. 

Notre  amitié  ne  regarde  que  nous.  Je  vous  tends 
ma  main,  vous  y  mettez  la  vôtre.  Je  vous  ouvre  ma 
porte  et  vous  dis  :  entrez  !  Je  vous  présente  à  ce  que 
j'ai  de  plus  cher  au  monde,  ma  femme.  Elle  et  moi, 
nous  vous  accueillons  comme  un  jeune  frère.  Ce 
frère  est-il  un  faux  frère,  un  vilain  monsieur  ?  Etes- 
vous  un  misérable? 

HENRI. 

Moi? 

MONSIEUR  VERNET. 

Vous,  —  pas  moi,  moi  je  me  connais. 

HENRI. 

Moi  aussi. 

MONSIEUR  VERNET. 

Répondez. 

HENRI 

Monsieur  Vernet,  vous  me  demandez  ça  d'un  air... 

MONSIEUR  VERNET 

Henri,  ètes-vous  un  misérable? 

HENRI. 

Je  ne  sais  pas,  je  ne  crois  pas. 

MONSIEUR  VERNET^ 

Oui  ou  non  ? 


MONSIEUR    VERNET  ^4^ 


HENRI,  noblement. 

Non. 

MONSIEUR  VERNET 

Non!  —  Vous  avez  bien  dit  ça...  très  bien.  (Il  rit. 
la  main  offerte.)  A  demain  1 

Rideau 


ACTE  DEUXIÈME 

A  Fleuriport.  Cinq  heures  du  soir,  au  bord  de  la  mer. 
Une  terrasse  à  gauche  de  La  Juliette;  balustrade  rustique, 
banc,  chaises,  tables  de  fer,  tente  mobile,  petits  arbres  ra- 
bougris. Un  escalier  de  bois  descend  au  port.  Le  pêcheur 
Cruz  taille  des  tamaris.  Madame  Cruz  arrose  des  œillets 


SCÈNE  I 
CRUZ,  MADAME  CRUZ. 

MADAME  CRUZ 

Tu  vas  pêcher,  cette  nuit,  Valentin  > 

CRUZ 

Oui,  et  M.  Henri  veut  venir  avec  nous. 

MADAME  CRUZ 

Et  ce  n'est  pas  toi,  gros  goulu,  qui  ne  voudras  pas? 

CRUZ.  Il  rit,  il  rit  toujours 

Non.  M.  Henri  mettra,  comme  ils  font  tous,  des 
tas  de  provisions  dans  le  bateau,  il  aura  le  mal  de 


MONSIEUR   VERNET  «47 

mer,  il  ne  leur  fera  pas  tort,  et  mes  matelots  et  moi 
nous  serons  obligés  de  nous  dévouer  et  de  vider  les 
paniers. 

MADAME  CRUZ 

Tu  n*as  pas  honte? 

CRUZ 

Faudrait-il  jeter  ces  bonnes  choses-là  aux  pois- 
sons? Ils  s'en  feraient  éclater  la  vessie. 

MADAME  CRUZ 

Je  dirai  à  M.  Henri  de  ne  pas  emporter  de  bou- 
teilles, vous  ne  reviendriez  plus. 

CRUZ 

Je  suis  raisonnable  sur  la  mer 

MADAME  CRUZ 

Parce  que  tu  la  crains  ;  mais  une  fois  débarqué, 
tu  dis  plus  de  bêtises  qu'un  mousse,  et  hier  soir,  tu 
parlais  à  M.  Henri  comme  si  c'était  ton  camarade. 

CRUZ 

Il  n'est  pas  fier  avec  moi,  je  ne  suis  pas  fier  avec 
lui. 

MADAME  CRUZ 

Tu  n'es  qu'un  pauvre  pêcheur  de  congres,  M.  Henri 

est  un  monsieur. 

çCRUZ 

C'est  un  gentil  garçon  :  il  me  plaît? 


248  MONSIEUR  \  ERNET 

MADAME  CRUZ 

Voyez-vous  ça  I 

CRUZ 

Surtout  quand  il  chante  ses  poésies...  Et  il  plaît 
à  tout  le  monde,  à  monsieur  Vernet,  à  madame  Ver- 
net,  à  mademoiselle  Marguerite,  à... 

MADAME  CRUZ 

Et  à  moi  aussi...  Finaud,  va  1 

CRUZ 

Il  y  a  un  mois  qu'il  est  à  Fleuriport  et  ils  sont  tous 
pinces. 

MADAME   CRUZ 

Veux-tu  te  taire,  Cruz  ! 

CRUZ 

Il  les  a 

MADAME  CRUZ 

Veux-tu  te  mêler  de  ce  qui  te  regarde  1 

CRUZ 

Est-ce  que  je  dis  du  mal  ? 

MADAME  CRU 

Tu  finiras  par  en  dire,  et  si  on  s'aperçoit  que  tu 
as  la  langue  trop  longue,  nous  perdrons  la  garde 
de  cette  maison.  Ne  t'occupe  que  de  compter  l'ar- 
gent que  ça  nous  rapporte. 

CRUZ 

C'est  toi  qui  le  touches  I 


MONSIEUR  VERNET  249 

MADAME  CRUZ 

C'est  moi  qui  réconomise.  Si  je  ne  te  surveillais 
pas,  nous  ne  mangerions  que  des  arêtes  de  poisson. 

CRUZ 

Tu  me  fais  déjà  boire  de  l'eau. 

MADAME  CRUZ 

Parce  que  je  ne  veux  pas  qu'un  soir  tu  t'embar- 
ques ivre-mort,  comme  Raymond  qui  n'est  jamais 
revenu. 

CRUZ 

Tu  tiens  tant  à  moi  > 

MADAME  CRUZ 

Je  tiens  à  ta  pêche,  quand  elle  est  bonne. 

CRUZ 

Tu  m'aimes. 

MADAME  CRUZ 

Oui,  roule  tes  yeux  blancs. 

CRUZ 

Ma  Marie  ! 

MADAME  CRUZ 

Ma  Marie  !  donne-moi  vingt  sous  pour  aller  à  l'au- 
berge. 

CRUZ 

Non.  Je  veux  que  tu  m'embrasses,  que  tu  frottes 


2)0  MONSIEUR   VERNET 

ton  nez  contre  ma  figure  ;  ça  porte  bonheur,  ça  fait 
venir  le  poisson. 

MADAME  CRUZ 

Valentin,  si  tu  approches,  je  te  flanque  une  ca 
lotte. 

Cruz  veut  l'embrasser,  madame  Cruz  le  repousse  molle- 
ment. Monsieur  Vernet  surgit  en  haut  de  l'escalier. 


SCÈNE  II 

Lbs  Mêmks,  monsieur  VERNET,  puis  MADAME  VER- 
NET,  HENRI,  PAULINE  et  MARGUERITE.  Ils  revien- 
nent de  la  plage. 

MONSIEUR  VERNET    \ 

Oh  I  les  hommes  seuls.  Les  dames  n'entrent  pas. 
Déjà  fini! 

MADAME  CRUZ,  à    CruZ 

Grand  serin  I...  (A  monsieur  Vernet.)  Nous  faisions, 
pendant  votre  promenade,  un  bout  de  toilette  à  la 
terrasse. 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  ce  que  je  viens  de  voir,  madame  Cruz 

MADAME   CRUZ 

J'arrosais  et  Cruz  taillait. 


MONSIEUR  VERNET  25  I 


MONSIEUR  VERNET 

Et  il  VOUS  prenait  la  taille. 

MADAME  VERNET 

Tu  fais  rougir  madame  Cruz. 

MONSIEUR  VERNET 

Pour  cacher  votre  honte,  madame  Cruz,  allez 
nous  chercher  une  carafe  de  votre  nouveau  cidre. 
Est-il  bon  } 

CRUZ 

Il  n'y  a  pas  meilleur. 

MADAME  CRUZ 

Une  lettre,  monsieur  Vernet,  qu'on  m'a  remise 
pour  vous. 

Elle  sort. 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  monsieur  le  maire  de  Fleuriport,  conseiller 
d'arrondissement,  délégué  cantonal  et  chevalier  du 
mérite  agricole,  qui  nous  remercie  de  notre  géné- 
rosité. Il  prie  M.  et  M™"  Vernet,  et  sa  famille,  et 
surtout  Monsieur  le  poète  Henri  Gérard... 

HENRI 

Comment,  surtout  ? 

MONSIEUR  VERNET 

Il  y  a  ((  surtout  »  entre  les  lignes. 

Il  passe  la  lettre  à  Henn, 


2?  2  MONSIEUR    VERNET 


HENRI 


...de  bien  vouloir  venir  passer  la  soirée  chez  lui, 
le  dimanche  des  régates... 

MONSIEUR  VBRNET 

Nous  acceptons. 

HBNRl 

Ohl  noni 

MONSIEUR  VERNET 
Si. 

HENRI 

Vous  avez  déjà  promis  une  soirée  au  curé. 

MONSIEUR  VERNET 

Nous  irons.  Et  nous  irons  ensuite  chez  le  notaire, 
puis  chez  madame  la  directrice  des  postes  et  télé- 
graphes. Nous  ferons  la  tournée  complète;  ce  ne  se- 
rait pas  la  peine  d'avoir  un  poète  !  C'est  vrai,  ces 
gars-là  ne  nous  regardaient  même  pas  l'an  dernier. 
Ils  nous  saluent  jusqu'à  terre,  parce  que  nous  avons 
avec  nous  un  poète  de  Paris. 

HENRI 

Je  suis  votre  curiosité  I 

MADAME  VERNET 

Notre  gloire  I  Résignez-vous. 

MONSIEUR  VERNET 

Nous  allons  les  éblouir  :  nous  leur  réciterons  des 


MONSIEUR    VERNET  253 

vers  de  ce  poète  dont  vous  avez  toujours  un  exem- 
plaire dans  votre  poche. 

HENRI 

Verlaine? 

MONSIEUR  VERNET 

Non,  dans  l'autre  pocne. 

HBNRI 

Baudelaire  ? 

MONSIEUR  VERNB7 

Oui,  ça  les  ébahira. 

PAULINE 

Vous  voyez  que  ça  peut  servir,  un  poète? 

HENRI 

A  Fleuriport. 

il  veut  la  débarrasser. 

PAULINE 

Ne  faites  pas  de  frais  pour  moi 

HENRI 

Ça  ne  me  coûtait  rien 

MARGUERITE,  à  Henri. 

Tenez  I 

Elle  lui  donne  sa  pêchette. 

HENRI 

Merci.  Vous  6tes  gentille,  vous,  avec  cette  cerise 
que  vous  gardez  toujours  aux  lèvres. 


a54  MONSIEUR    VERNET 

MARGUERITE 

Quelle  cerise  r 

HENRI 

Votre  bouche. 

MARGUERITE 

Quel  type  t.. .  Vous  ne  pouvez  pas  parler  comme 
tout  le  monde. 

HENRI 

C*est  plus  fort  que  moi. 

MADAME  VERNET 

Marguerite  !  C'était  un  compliment. 

PAULINE,  assise  et  faisant  du  crochet. 

Une  perle  de  plus,  mais  Marguerite  ne  sait  pas 
apprécier,  comme  toi,  ma  sœur,  les  jolies  choses 

MARGUERITE 

Ah  !  ma  tante,  il  me  tire  les  cheveux. 

HENRI 

Pour  voir  si  votre  natte  tient. 

MARGUERITE 

C'est  solide  > 

HENRI 

Comme  une  amarre  1...  Celui  que  vous  attacherez 
avec  cette  chevelure  I . . . 

MARGUERITE 

J*ai  de  quoi  le  faire  valser. 


MONSIEUR   VBRNET  355 


MONSIEUR  VERNET  regarde  Henri  et  Marguerite. 

Ça  va  !  Ça  va  I...  (A  Henri.)  Et  ce  coup  de  bouton 
de  ce  matin  7 

HENRI 

Je  ne  sens  rien. 

MONSIEUR  VERNET 

Vous  n'êtes  plus  de  force. 

HENRI 

Ah  1  si  vous  me  cassez  vos  fleurets  sur  la  gorge. 

MONSIEUR  VERNBT 

Il  y  a  une  marque. 

MARGUERITE 

Où  ça? 

MADAME  VERNET 

Une  marque  bleue. 

PAULINE 

Bleue  ou  verte  ? 

MONSIEUR  VERNET  offre  une  longue-vue  à  Pauline. 

Avec  ça  vous  distinguerez  peut-ôtre.  Vous  rier, 
Cruz> 

CRUZ 

Toujours,   monsieur  Vernet  ;  il   n*y  a    pas    plus 
gai  que  moi,  quand  je  suis  à  terre. 


256  MONSIEUR    VERNET 

MONSIEUR  VERNET,  à  Henri. 

Et  c'est  à  ce  grand  gosse  que  vous  confierez  vo- 
tre vie,  ce  soir  ? 

HENRI 

J*y  suis  réijolu.  Je  veux  le  voir  pêcher  sur  place. 

MONSIEUR  VERNET 

J'ai  vu  ça,  l'année  dernière.  On  ne  m'y  rattra- 
pera plus.  Imaginez  leur  bateau  à  l'ancre,  démâté, 
plat  comme  la  main,  et  seul,  dans  la  nuit,  sur  la 
mer  déserte  :  c'est  sinistre. 

HENRI 

Ce  doit  être  beau. 

MADAME  VERNET 

Très  beau,  paraît-il. 

HENRI 

Venez  avec  nous,  madame. 

MADAME  VERNET 

Je  voudrais  bien  ;  il  ne  veut  pas. 

MARGUERITE 

Et  moi,  mon  oncle,  moi  ! 

MONSIEUR  VERNET 

Pauvres  petites  !    Elles   prennent  un   bateau  de 
icheurs  de  congres  pour  un  hôtel  suisse   Emmenez 
'  auline. 


MONSIEUR    VERNET  2$^ 


PAULINE 

Pour  me  noyer. 

MONSIEUR  VERNET 

Et  ramenez-la,  si  vous  voulez...  ça  m'est  égal. 
Je  suis  un  homme,  et  j'ai  été  malade  comme  une 
pompe. 

PAULINE 

Bien  fait  ! 

MONSIEUR   VERNE! 

J'ai  restitué,  en  une  fois,  tout  ce  que  j'avais  pris 
depuis  ma  naissance. 

HENRI 

Je  restituerai. 

MONSIEUR  VERNET 

Cruz  se  tord  I 

HENRI 

Vous  pensez  à  mon  costume,  Cruz? 

CRUZ 

Ne  vous  inquiétez  pas,  monsieur  Henri,  mon  nu- 
méro I  vous  ira  comme  une  peau  d'anguille. 

MONSIEUR  VERNET 

Et  dès  que  le  mal  de  mer  vous  lâche,  la  frousse 
vous  prend.  Cette  solitude  noire  I 

CRUZ 

On  ne  risque  pas  plus  que  dans  un  lit. 

17 


2S8  MONSIEUR  VERNET 

MONSIEUR  VERNET 

Et  les  grands  vapeurs,  Cruzî 

CRUZ 

Ah!  par  les  temps  de  brume ^  ça  ne  connaît  rien, 
une  vapeur. 

MONSIEUR  VERNET,  à  Henri. 

Une  vapeur  1 

CRUZ 

Si  on  lui  barre  la  route,  elle  vous  coupe  en  deux, 
net. 

MONSIEUR  VERNET 

Il  y    tient!  (A  Henri  .)  Ne  le  ratez  pas  non  plus 
dans  vos  études  de  mœurs,  celui-là  I 

CRUZ 

Et  elle  ne  se  retourne  même  pas. 

MONSIEUR  VERNET,  à  Henri. 

Il  vous  encourage  1 

MARGUERITE,    bondissant. 

«  Oh  I  combien  de  marins  1  combien  de  capitaines  ! 
C(  Qui  sont  partis  joyeux  pour  des  courses... 

Elle  s'arrête,  effrayée. 

MADAME  VERNET 

Eh  bien  ! 

Madame  Cruz,  qui  apporte  le  cidre,  attend  sur  l'escalier. 


MONSIEUR    VERNET  2!Jg 


HENRI 

Continuez,  mademoiselle. 

MONSIEUR  VERNET 

Vas-y...  Elle  a  peur. 

MARGUERITE 

J'ai  toujours  peur,  quand  ça  rime. 

HENRI 

Je  vous  aiderai,  mademoiselle. 

MARGUERITE 

«...  pour  des  courses  lointaines.  » 

HENRI 

Reprenez. 

MARGUERITE 

Depuis  le  commencement? 

HENRI 

C'est  là,  tout  près. 

MARGUERITB 

«  Ah  !  combien... 

HENRI 

«  Oh  !...  Oh  !  combien...  » 

MARGUERITE 

Oui.  —  «  Oh!  combien...  »  Ah!  c'est  plus  diffi- 
cile que  de  prendre  un  bam. 


yoO  MONSIEUR    VERiNET 

Soutenue  par  Henri,  qui  bat  la  mesure,  elle  se  jette 
dans  la  strophe  et  finit  par  en  sortir. 

«  Oh!  combien  de  marins,  combien  de  capitaines, 
«  Qui  sont  partis  joyeux  pour  des  courses  lointaines, 
<<  Dans  ce  morne  horizon... 

HENRI 

Montrez-le. 

MARGUERITE 

Voilà  ! 

«  ...  Se  sont  évanouis! 
«  Combien  ont  disparu,  dure  et  triste  fortune  1... 

HENRI 

Doucement  I 

MARGUERITE 

«  Dans  une  mer  sans  fond,  par  une  nuit  sans  lune... 

HENRI 

Largement. 

MARGUERITE 

«  Sous  l'aveugle  océan... 

PAULINE 

Inutile  de  fermer  les  yeux,  à  cause  d'aveugle! 

MARGUERITE,  démontée. 

«  ...  A  jamais  enfouis!  » 

MADAME  VERNET 

Après> 


MONSIEUR    VERNET  20! 

MARGUERITE,  boudeuse. 
Je  ne  sais  que  ça. 

MONSIEUR  VERNET 

Sa  tante  lui  a  coupé  le  sifflet.  Bravo  !  Margue- 
rite! tu  diras  le  reste  une  autre  fois.  (A  Henri.)  C'est 
de  vous? 

HENRI 

Non. 

MONSIEUR  VERNET 

Il  ne  veut  jamais  que  ce  soit  de  lui. 

HENRI 

Ah  !  non,  pas  ça;  c'est  de  Victor  Hugo. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  me  rappelle. 

HENRI 

N'est-ce  pas  qu'elle  fait  des  progrès? 

MONSIEUR   VERNET 

Enormes.  Elle  avance  comme  une  vapeur,  grâce 
à  vous.  (A  madame  Vernet.)  Ça  marche,  ça  marche. 

MADAME  VERNET 

Tu  te  trompes  peut-être. 

CRUZ 

Le  plus  drôle,  c'est  que  j'en  ai  ramené  un,  au 
oout  de  ma  ligne. 


•202  MONSIEUR    VERNET 

MONSIEUR  VERNET 

Un  quoi  > 

PAULINB 

Un  capitaine? 

CRUZ 

Non,  mademoiselle,  un  mort  ;  mon  hameçon  l'a- 
vait accroché  là,  derrière  l'oreille. 

PAULINE 

Belle  pêche  I 

MADAME  VERNET 

Une  autre  histoire,  Cruz  1 

CRUZ 

Oui,  madame  Vernet.  Moi,  je  mourrai  à  quarante 
ans. 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  une  tireuse  de  cartes  qui  vous  l*a  prédit  > 

CRUZ 

Non,  c'est  moi. 

MADAME  VERNET 

Et  vous  en  êtes  sûr  ? 

CRUZ 

Aussi  sûr  que  de  revenir  sain  et  sauf  demain  ma- 
tin. Monsieur  Henri  n*a  rien  à  craindre  pour  cette 
nuit.  Oh  I  cette  nuit,  n'importe  quelle  tempête  ne 
m'aurait  pas,  mais  à  quarante  ans  sonnés,  j'y  res- 
terai, là,  dans  le  raz,  comme  les  autres. 


MONSIEUR    VERNE!  363 


HENRI 

Quel  âge  avez-vous  ? 

CRUZ 

Trente-huit. 

MONSIEUR  VERNBT 

Ainsi,  dans  deux  ans... 

CRUZ 

Oh  !  jour  pour  jour  1 . . 

MONSIEUR  VERNET.  Il  lui  ofFre  un  verre  de  cidre. 

A  votre  santé,  Cruz...  pour  deux  ansi 

CRUZ,  impressionné. 

A  la  vôtre,  messieurs  dames  I 

Il  trinque  avec  tous. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  lui  ai  fait  froid  dans  le  dos. 

HENRI 

Mais  puisque  vous  êtes  fixé,  Cruz,  vous  n'aurez, 
l'heure  approchant,  qu'à  ne  plus  aller  à  la  mer. 

CRUZ 

J'irai  tout   de  même.  On   a  beau   le  savoir,  on 
croit  que  ce  n'est  pas  vrai. 

MADAME  VERNBT 

Pauvres  gens  I 

MONSIEUR  VERNBT 

Braves  gens! 


204  MONSIEUR    VERNE! 

•  HENRI 

C'est  admirable! 

MADAME  VERNET 

Sublime  I 

MONSIEUR  VERNET 

Oui,  Cruz,  vous  êtes  sublime! 

CRUZ 

Oui,  monsieur  Vernet. 

MADAME   VERNET 

Quel  contraste  entre  le  marin  et  le  paysan î 

HENRI 

Le  paysan  ne  voit  pas  plus  loin  que  les  cornes  des 
bœufs  de  sa  charrue.  Ce  que  voit  le  maria,  c'est 
Tinfini. 

CRUZ 

Oué,  oué. 

MADAME  VERNET 

D'un  côté*  les  odeurs  de  la  ferme,  de  l'autre  Pair 
salubre  de  la  mer. 

CRUZ 

Oué,  oué.  (A  madame  Gruz  qui  le  tire  par  son  tricot.) 
Laisse-moi,  Marie,  on  me  parle! 

MADAME  VERNET 

Le   paysan  fait  sans  risque  sa^besogne  vulgaire. 


MONSIEUR   VERNET  205 

HENRI 

Le  marin  est  un  héros  de  chaque  jour, 

MADAME  VERNET 

Croyez-Vous  qu'il  le  comprenne? 

PAULINE 

Pardi  I 

HENRI 

Ce  n'est  pas  douteux.  Dites,  Cruz? 

CRUZ 

Oué,  oué. 

HENRI 

N'est-ce  pas  que  vous  sentez  toute  la  noblesse  de 
votre  vie? 

CRUZ 

Oué,    oué.   Mais    des   fois,  dans  le  bateau,  ça  ne 
sent  pas  la  rose. 

HENRI 

Il  confond. 

PAULINE 

Encore  un  qui  n'apprécie  pas. 
Madame  Vernet  et  Henri  tournent  le  dos  à  Cnuet  regar- 
dent la  mer. 

MADAME  VERNET 

Qu'elle  est  belle  1 


-'66  MONSIEUR    VERNET 

HENRI 

Et  lumineuse,  sous  ce  soleil  répandu  à  profusion. 

MONSIEUR  VERNET 

Et   calme,    à  croire  qu'on  marcherait  dessus  en 
vernis.  Il  ne  faudrait  pas  s'y  fier. 

MADAME  VERNET 

Je  la   préfère  pourtant  à   marée  haute.  Elle  est 
trop  loin, 

MONSIEUR  VERNBT 

Elle  va  revenir. 

PAULINE 

Comme  c'est  son  devoir,  là,  à  nos  pieds. 

MONSIEUR  VERNET 

Ça,  ce  n'est  pas  du  Victor  Hugo,  c'est  du  Pauline. 

HENRI 

Vous  ne  la  regardez  même  pas,  mademoiselle; 
vous  ne  lui  dites  rien. 

PAULINE 

Une  banalité  de  plus  ou  de  moins  t 

MONSIEUR  VERNET 

Mais  vous   en   plus,   ma  belle- sœur,  ça  fait  une 
bien  insupportable  différence  avec  vous  en  moins. 

PAULINB 

Ça,  c'est  du  Vernet. 


MONSIEUR  VERNET  267 

MADAME  VERNET 

Oh  I   Pauline  I  Victor  1  devant  cette  pacifique  na- 
ture I 

MONSIEUR  VERNET 

Je  ne  fais  pas  d'excuses.  Elle  me  met  hors  de  moi 
quand  elle  dénigre  la  mer. 

HENRI  murmure. 
((  Homme  libre,  toujours  tu  chériras  la  mer... 

MADAME  VERNET 

C'est  ça,  monsieur  Henri,  dites-nous  des  vers. 

MONSIEUR  VERNET 

Oui,  changez  la  conversation.  (A  Pauline.)  Silence, 
là-basl 

HENRI 

{(  La  mer  est  ton  miroir...  » 
MONSIEUR  VERNET,  à  Honorine  qui  interrompt. 

Quoi  encore  ?  Il  n'y  a  pas  moyen  d'écouter  quatre 
vers  en  paix.  Arrêtez,  poète!...  Qu'est-ce  qu'il  y  a? 

HONORINE 

Rien,  monsieur,* une  mendiante. 

MADAME  VERNET,  à  Monsieur  Vernct. 
Donne-lui  I 

MONSIEUR  VERNET 

Où  diable  ai- je  mis  mon  porte -monnaie? 


268  MONSIEUR   VERNET 


HENRI 


Ohl  J'ai  oublié  de  vous  le  rendre,  après  avoir 
réglé  le  goûter  chez  la  fermière. 

MONSIEUR  VERNET 

Il  était  aussi  bien  dans  votre  poche  que  dans  la 
mienne.  (A  Honorine.)  Jetez-lui  ça. 

MADAME  VERNET,  à  Monsieur  Vernet. 

Donne  un  peu  plus. 

HONORINE 

Elle  est  déjà  venue  hier. 

MONSIEUR  VERNET 

Hier  1  Est-ce  que  vous  ne  mangez  qu'un  jour  sur 
deux,  vous,  Honorine?  Jetez  tout  de  suite.  Nous  ne 
sommes  pas  à  Paris,  ma  vieille.  Elle  appelle  ça  rien, 
un  pauvre  1 

HENRI 

C'est  la  meilleure  raison  qu'ait  le  "riche  de  se 
croire  heureux. 

MONSIEUR    VERNET 

Comment  ? 

MADAME  VERNET 

Monsieur  Henri  veut  dire... 

MONSIEUR  VERNET 

Oui,  oui...  à  Paris,  on  ne  sait  jamais;  ici,  quand 
on  donne  un  sou,  on  peut  être  certain  que  ce  n*est 


MONSIEUR    VERNET  269 

pas  àRotschild...  Hep!  hep!  la  mendiante,  une  mi- 
nute !..  (Monsieur  Vernet  met  cent  sous  dans  son  chapeau 
et  fait  la  quête.  —  A  madame  Vernet  très  généreuse.)  Oh  ! 
toi,  tu  mourras  sur  la  paille 

CRUZ 

Mâtin  1 

Il  disparaît,  par  peur  de  la  quête,  avec  madame  Cruz. 

MARGUERITE,  à  monsicur  Vernet 

Un  bouton? 

MONSIEUR  VERNET 

Ne  plaisante  pas,  Marguerite.  Ce  que  tu  voudras, 
je  te  le  rendrai.  C'est  pour  l'honneur.  (A  Pauline.) 
S'il  vous  plaît? 

PAULINE 

Je  n*ai  pas  de  monnaie. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  mets  un  franc  pour  vous. 

PAULINE 

Quelle  confiance  1 

MONSIEUR  VERNET 

Je  n'en  ai  que  pour  vingt  sous.  (Il  tend  le  chapeau 
i  Henri  et  le  retire.)  Oh  !  non,  vous  avez  payé  votre 
écot  en  déclamant. 

HENRI.  Il  donne, 
l'y  tiens. 


■i'JO  MONSIEUR    VERNET 

MONSIEUR  VERNET 

Cœur  d'orf  (A  Honorine.)  Portez-lui  ça,  à  cette 
malheureuse,  et  ne  rapportez  que  mon  chapeau,  et 
si  c'était  un  homme,  je  lui  dirais  de  garder  le  cha- 
peau avec. 

HENRI 

Bien,  monsieur  Vernet  ! 

MONSIEUR  VERNET 

Ça  ne  nous  arrive  pas  si  souvent. 

HENRI 

Ne  vous  calomniez  pas. 

MONSIEUR   VERNET 

Vrai,  je  ne  me  suis  jamais  senti  comme  ça. 

MADAME  VERNET 

C'est  la  poésie  qui  adoucit  les  mœurs,  comme  la 
musique. 

HENRI 

C'est  la  musique  de  la  poésie. 

PAULINE 

C'est  le  cidre  I 

MONSIEUR   VERNET 

Non,  c'est  le  vinaigre!..  Mais  je  vous  laisse  le 
dernier  mot,  ma  belle-sœur,  je  suis  tout  à  la  con- 
corde... Oui,  mon  cher  Henri,  impressionnables, 
généreux,  compatissants  et  poétiques...  poétiques  !.. 


MONSIEUR    VERNET  27  I 

voilà  ce  que  vous  avez  fait  de  nous.  (Monsieur  Vernet 
ému  serre  la  main  d'Henri.  Silence.  A  Pauline.)  Qu'est-ce 
que  vous  avez  à  hausser  les  épaules? 

PAULINE 

J'ai  un  moustique  dans  le  cou. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  le  plains. 

VOIX  DE  CRUZ 

Monsieur  Vernet  I    monsieur  Vernet  f  un  trans- 

atlautique. 

MONSIEUR  VERNET 

Où  ça> 

VOIX  DE  CRUZ 

Venez  sur  la  jetée. 

MONSIEUR    VERNET,     toujours   affolé  par  le  passage  deê 
transatlantiques. 

Vite  !  Marguerite,  va  me  chercher  ma  casquette 
d'amiral. 

Marguerite  court» 

PAULINB 

Sa  casquette  d'amiral  1 

MONSIEUR  VERNET,   à  Henri. 

Ce  qui  me  navre,  c'est  que  vous  nous  lâcherez 
plus  tard,  quand  vous  serez  un  grand  homme,  on 
ministre. 


273  MONSIEUR    VERNET 

HENRI. 

Ministre,  moi,  un  poète,  quel  rapport? 

MADAME  VERNET 

Ministre  des  beaux  arts. 

HENRI 

Ohf  alors,  madame,  j'accepte. 

MONSIEUR  VERNET 

Vous  voyez  bien.  Mais  j'ai  une  idée  pour  vous  re- 
tenir. N'est-ce  pas,  Julie,  que  nous  avons  une  idée? 

MADAME  VERNET 

Si  vague! 

Marguerite  revient  avec  la  casquette  d'amiral. 

MONSIEUR  VERNET 

A  tout  à  l'heure  ! 

Il  descend  vers  la  jetée. 

MADAME  VERNET,  à  Marguerite. 

Comme  tu  as  chaud  1  ma  fille,  il  faudrait  te  chan- 
ger. 

MARGUERITE 

Oui,  ma   tante:  après   que  j'aurai  vu  le  trans- 
atlantique, j'irai  me  débarbouiller  la  figure. 

MADAME  VERNET 

Le  soleil  te  crible  de  taches  rousses.  (A  Henri.i 
Elle  a  la  peau  si  fine  1 


MONSIEUR    VERNET  2;  ' 

HENRI 

Et  si  blanche  ! 

MARGUERITE 

Mais  c'est  bien  salissant  1 

Elle  se  sauve. 

PAULINB 

Tu  ne  trouves  pas,   Julie,  que  j'ai  trop  chaud, 
comme  Mar^tuerite? 

MADAME  VERNET 

Non. 

PAULINE 

Si,  je  suis  en  nage,  mal^  à  Taise.  Je  monte  dans 
ma  chambre. 

MADAME  VERNET 

Monte. 

PAULINE,  bas  k  Henri. 
Dites  encore  que  je  ne  suis  pas  gentille  ! 


SCÈNE  III 

MADAME  VERNET.  HENRI. 


HENRI 

On  dirait,  madame  Vernet,  que  vous  avez  choisi 

vous-même  mademoiselle   votre  sœur,   pour  vous 

faire  valoir. 

i8 


274  MONSIEUR    VERNET 

MADAME  VERNET,  qui  regardait  la  mer,  se  retourne. 

Ne  devenez  pas  méchant,  vous  dont  la  présence 
ici  nous  a  métamorphosés.  Mon  mari  n'exagère 
pas,  je  ne  l*ai  jamais  vu  comme  ça. 

HENRI 

Monsieur  Vernet  avait,  hier,  l'amabilité  de  me 
dire  que  vous-même... 

MADAME  VERNET 

Je  suis  enchantée. 

HENRI 

Ça  me  fait  plaisir. 

MADAME  VERNET 

Et  Marguerite!  est-elle  gaie,   aepuis   que    vous 

êtes  son  professeur? 

rtENRI 

Son  camarade. 

MADAME  VERNET 

Et  Pauline?...  Elle  devient  expansive. 

HENRI 

Elle  dit  plus  de  choses  désagréables, 

MADAME  VERNET 

Honorine  qui  se  défiait  de  vous,  comme  d'une 
personne  étrangère,  vous  laisserait  seul  dans  sa  cui- 
sine. 


MONSIEUR   VERNET  2"]^ 

HENRI 

Comme  un  soldat  :  je  n'ai  plus  rien  à  désirer. 

MADAME  VERNET 

Nous  VOUS  devons  tous  de  la  reconnaissance. 

HENRI 

Et  je  vous  en  dois  à  tous,  car  je  change  aussi,  à 
mon  avantage...  La  cordialité  de  M.  Vernet,  les 
jeunes  éclats  de  M"*  Marguerite,  l'honneur  que  me 
fait  IVP'*  Pauline  de  me  réserver  ses  pointes  les  plus 
piquantes,  la  considération  d'Honorine  me  renou- 
vellent, me... 

MADAME  VERNET 

Vous  m'oubliez, 

HENRI 

Sans  vous,  les  autres  ne  compteraient  guère. 

MADAME  VERNET 

Je  méritais  quelque  chose,  pas  tant. 

HENRI 

C'est  donné,  je  ne  reprends  plus  :  n'êtes- vous  pas 
la  seule  qui  soit  indispensable  à  tous?  d'un  dévoue- 
ment aux  vôtres... 

MADAME  VERNET 

Je  fais  ce  que  je  dois. 

HENRI 

Et  d'une  prévenance  pour  moi  à  qui  vous  ne  de« 
vez  rien... 


376  MONSIEUR  VERNET 

MADAME  VERNET 

Je  fais  ce  que  je  peux...  Puisque  ce  village  de 
marins  vous  a  séduit... 

HENRI 

Les  amis  que  j'ai  dans  ce  village. 

MADAME  VERNET 

Vous  y  reviendrez... 

HENRI 

J'en  doute. 

MADAME   VERNET 

Pourquoi  ? 

MONSIEUR    VERNET 

Parce  que  ces  bonnes  journées-là  ne  se  recom- 
mencent pas. 

MADAME  VERNET 

Quoi  de  plus  facile  que  de  revenir  ensemble  l'an- 
née prochaine...  surtout  grâce  à  l'idée  de  mon  mari, 
si  elle  ne  vous  effraie  pas?...  (A  M.  Vemet.)  Tu  re- 
viens^déjà? 

SCÈNE  IV 

MONSIEUR  VERNET,  MADAME  VERNET,  HENRL 

MONSIEUR  VERNET. 

Oui.  Il  est  à  l'horizon,  au  diable,  son  transatlan- 


MONSIEUR    VERNET  377 

tique!  J'ai  donné  l'ordre  à  Cruz  de  me  prévenir  dès 
que  nous  pourrions  l'approcher  dans  sa  barque.  — 
Dites-moi,  mes  amis,  puisque  nous  sommes  là,  tous 
trois,  hein,  Julie  !  si  nous  lui  en  faisions  part  de 
notre  idée  î 

MADAME  VERNET 

C'est  un  peu  tôt. 

MONSIEUR  VERNET. 

Nous  serons  fixés  plus  vite. 

HENRI 

Vous  m'intriguez. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  ne  veux  pas  vous  faire  languir. 

MADAME  VERNET 

Pourvu  qu*il  ne  rie  pas  ! 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  un  homme  du  monde;  s'il  a  envie  de  rire, 
il  se  retiendra. 

HENRI 

J'ai  surtout  envie  de  savoir.  Dites,  monsieur  Ver- 
net? 

MADAME  VERNET 

J'ai  peur  d'ôtre  de  trop;  si  j'allais  faire  un  tour? 

MONSIEUR  VERNET 

Ton   devoir,  Julie,   quand  il  se   passe   quelque 


278  MONSIEUR   VERNET 

chose  de  grave,  c'est  d'être  à  mes  côtés.  —  Henri, 
que  pensez-vous  de  notre  nièce? 

Tous  trois  se  sont  assis. 

HENRI 

De  mademoiselle  Marguerite? 

MADAME  VERNET 

Il  a  souri. 

MONSIEUR  VERNET 

Il  n'a  pas  souri. 

HENRI 

Non,  madame. 

MADAME  VERNET 

Je  répète  ma  question  :  Henri,  que  pensez- vous  de 
Marguerite? 

HENRI 

Monsieur  Vernet,  je  n'ai  aucune  peine  à  répon- 
dre que  je  trouve  mademoiselle  Marguerite  char- 
mante. 

MADAME  VERNET 

Comme  petite  fille. 

HENRI 

Comme  jeune  fille. 

MADAME  VERNET 

Pour  faire  une  femme? 


MONSIEUR   VERNET  279 

HENRI 

Et  même,  au  besoin,  une  femme  mariée. 
MONSIEUR  VERNET,  à  madame  Vernet. 
Ahl 

HENRI 

Elle  va  se  marier? 

MADAME  VERNET,  à  monsieur  Vernet. 
Ah  !  tu  vois. 

MONSIEUR  VERNET 

Qu*est-ce  que  je  vois? 

HENRI 

Avec  qui  ? 

MONSIEUR  VERNET 

Avec... 

MADAME  VERNET 

Non,  non... 

MONSIEUR    VERNET 

Avec  VOUS,  si  vous  voulez. 

MADAME  VERNET 

0ht 

MONSIEUR  VERNET 

Il  ne  tombe  pas  à  la  renverse. 

MADAME    VERNET 

Je  reconnais  qu'il  ne  rit  pas. 


2&0  MONSIEUR  VBRNET 

MONSIEUR  VERNET 

Il  ne  manquerait  plus  que  ça. 

MADAME  VERNET 

Oui,  monsieur  Henri,  imaginez  que  Victor  croit 
que  vous  feriez  avec  Marguerite  un  couple  des 
mieux  assortis.  Quand  il  m'a  communiqué  son  idée, 
j'ai  dit  tout  de  suite  :  Hélas I  Marguerite  n'est  pas 
la  femme  qu'il  lui  faut. 

MONSIEUR  VERNET. 

Mais  lui  ne  le  dit  pas.  Il  ne  dit  rien. 

HENRI 

C'est  que  je  ne  suis  pas  sûr  d'avoir  bien  entendu. 

MADAME  VERNET 

Jamais  M.  Henri  n'a  songé  à  Marguerite. 

MONSIEUR    VERNET 

J*ai  pourtant  remarqué  des  choses  I 

MADAME   VERNET 

M.  Henri  jouait  avec  Marguerite,  il  n'y  faisait 
pas  attention  ;  elle  est  si  jeune  I 

MONSIEUR  VERNET 

Je  ne  dis  pas  qu'il  faille  les  marier  ce  soir. 

MADAME  VERNET 

Ce  mariage,  qui  serait  sans  doute  notre  rèvç,  ne 
peut  pas  être  son  idéal. 


MONSIEUR  VERNET  38l 

MONSIEUR  VERNET 

Idéal!  Idéal!...  Je  ne  prétends  pas  qu'Henri  soit 
déjà  fou  de  Marguerite;  ça  viendra.  Pour  le  moment, 
il  suffît  qu'elle  ne  lui  déplaise  pas. 

MADAME  VERNET 

Les  qualités  d'une  femme  comme  Marguerite  — 
et  certes,  elle  en  aura  de  sérieuses  plus  tard,  quand 
elle  sera  femme  —  conviennent-elles  à  un  homme 
comme  M.  Henri?  réfléchis  donc  :  M.  Henri  est  un 
poète. 

MONSIEUR  VERNBT 

Je  le  sais  aussi  bien  que  toi. 

MADAME   VERNET 

Et  à  un  poète  il  faut  une  femme  d'élite,  qui  le 
comprenne,  qui  partage  ses  goûts,  ses  aspirations, 
qui  l'aide  au  besoin  dans  ses  travaux... 

MONSIEUR  VERNBT 

Tu  permets  ? 

MADAME    VERNET 

Et  notre  pauvre  chère  Marguerite... 

MONSIEUR    VERNET 


Attends... 
Madame? 


HENRI 


MONSIEUR    VERNBT 

C'est  ça,  dirigez-nous. 


252  MONSIEUR    VERNET 

MADAME  VERNET,  riant. 

Oui,  présidez. 

HENRI 

Parlez  donc,  monsieur  Vernet. 

MONSIEUR  VERNET 

Mon  amie,  je  pense  juste  le  contraire.  Ce  qu'il 
faut  à  Henri... 

HENRI 

Je  ne  céderais  ma  place  à  personne. 

MADAME  VERNET 

A  votre  tour,  n'interrompez  pas. 

MONSIEUR  VERNET 

Ce  qu'il  faut  à  ce  poète,  c'est  une  bonne  petite 
femme  d'intérieur,  qui  s'occupe  sur  la  terre,  tandis 
qu'il  sera  dans  ses  nuages,  et  qui  lui  fiche  la  paix 
jusqu'à  ce  qu'il  redescende.  Voilà  mon  avis. 

MADAME  VERNET 

Ce  n'est  pas  le  sien. 

HENRI 

Vous  croyez,  madame? 

MADAME   VERNET 

Il  me  semble. 

MONSIEUR  VERNET,  à  Heafi, 

Vous  êtes  juge,  jugez. 


MONSIEUR    VERNET  283 

HENRI 

Madame,  vous  m'autorisez  à  répondre? 

MADAME  VERNET 

Je  VOUS  en  prie. 

HENRI 

A  la  vérité,  il  faudrait  avoir  deux  femmes.  L'une 
soignerait  le  poète  en  bas,  l'autre  l'accompagnerait 
sur  les  hauteurs.  Il  vivrait  avec  l'une,  il  rêverait 
avec  l'autre. 

MADAME  VERNET 

Vous  ne  répondez  pas. 

MONSIEUR    VERNET 

Deux  femmes  à  la  fois,  ce  n'est  pas  pratique. 

HENRI 

Je  le  déplore... 

MONSIEUR   VERNET 

Il  VOUS  faut  en  sacrifier  une  et  je  sais  laquelle, 
moi,  par  expérience. 

MADAME    VERNET 

Qu'est-ce  que  tu  dis?  Quelle  expérience? 

MONSIEUR   VERNET 

Celle  que  j'ai  /aite. 

HENRI 

Lui>...  vous,  monsieur  Vernet? 


284  MONSIEUR    VER  NET 

MONSIEUR    VERNET 

Moi-même,  et  avec  toi,  ma  Julie,  car  sans  être  un 
artiste  comme  Henri,  tu  es,  par  tes  manières,  ton 
langage,  tout  ce  que  tu  as  dans  ta  cervelle,  bien 
au-dessus  d'un  monsieur  Vernet. 

MADAME  VERNET 

Ohî  mon  amil... 

HENRI 

Silence,  madame  1  II  ne  vous  insulte  pas. 

MONSIEUR    VERNET 

Et  c'est  précisément  à  cause  de  cette  supériorité 
que  je  t'aime. 

MADAME    VERNET 

Victor,  tu  me  gênes! 

MONSIEUR  VERNET 

Tu  ne  me  gênes  pas.  Plus  elle  éclate,  plus  je  me 
redresse,  et  comme  tu  ne  me  fais  point  trop  sentir 
ce  qui  nous  sépare,  nous  sommes  Tun  par  l'autre, 
moi  par  orgueil  de  propriétaire,  toi  par  modestie, 
aussi  heureux  l'un  que  l'autre. 

HENRI 

Bravo I  monsieur  Vernet. 

MONSIEUR  VERNET 

Si  je  barbote  un  peu,  vous  me  comprenez,  c'est 
l'essentiel. 


MONSIEUR    VE-RNET  285 

MADAME  VERNBT 

Tu  es  le  meilleur  des  hommes.  (A  Henri.)  Est-il 

bon? 

HBNRI 

Extraordinaire  I 

MADAMB   VERNBT 

Et  tu  t'exprimes  à  ravir,  mais  il  ne  s'agit  pas  de 

nous,  il  s'agit... 

MONSIEUR  VERNET 

Oui,  c'est  le  contraire,  mais  c'est  la  môme  chose. 
Ce  n'est  toujours  qu'une  question  d'équilibre.  Qu'il 
épouse,  lui,  l'homme  supérieur,  Marguerite,  la 
femme  inférieure,  il  fonde  un  ménage  sur  le  modèle 
du  nôtre,  les  rôles  étant  intervertis  d'ailleurs,  puis- 
que chez  nous,  c'est  toi  qui  es  supérieure..., 

MADAMB  VERNET 

Passe  1 

MONSIEUR  VERNET 

Et  que  chez  eux,  ce  serait  lui.... 

HENRI 

Passez,  monsieur  Vernett 

MONSIEUR   VERNET 

Et  voici,  grâce  à  mon  initiative,  un  paradis  de 
plus  sur  la  terre. 

MADAME    VERNET 

Quel  homme  !  Tu  arranges  ça. 


286  MONSIEUR  VERNET 

MONSIEUR  VERNET 

Comme  un  mariage.  J'ai  réussi  tout  seul  le  nôtre, 
ça  me  donne  le  droit  de  m'occuper  du  leur.  (Il  se  lève.) 
Un  dernier  mot  :  mon  cher  Henri,  Julie  et  moi  nous 
n'avons,  vous  le  savez,  pas  d'autre  héritière  que 
Marguerite. 

MADAME  VERNET 

Tu  fais  à  M.  Henri  l'injure  de  croire  que  des 
gros  sous... 

MONSIEUR    VERNET 

Je  connais  sa  délicatesse.  Je  sais,  d'après  lui,  que 
pour  les  vrais  poètes  l'argent  n'est  qu'un  détail,  et 
je  suis  capable,  comme  lui,  quand  il  le  faut,  de 
mépriser  l'argent  et  peut-être  avec  plus  de  mérite, 
parce  que  j'en  ai,  moi,  de  l'argent.  Mais  poète  sous 
les  toits,  Henri  le  sera  tout  autant,  je  suppose,  à  un 
étage  plus  confortable  et  ça  ne  Thumiliera  pas  d'a- 
voir quelques  marches  de  moins  à  monter. 

MADAME  VERNET,  à  Henri. 

Il  a  beau  faire,  vous  restez  froid. 

MONSIEUR  VERNEl 

Il  a  du  tact;  il  s'échauffera. 

MADAME  VERNET 

Mais  tu  lui  jettes  notre  fille  à  la  tête  I 

MONSIEUR    VERNET 

D'abord  ce  n'est  pas  notre  fille,  ce  n'est  que  notre 


MONSIEUR   VERNET  287 

nièce.  (A  Henri.) Pourquoi  riez- vous?  Je  ne  peux  pour- 
tant pas  vous  offrir  Pauline.  Et  Marguerite  serait 
notre  fille,  je  vous  l'offrirais  d'aussi  bon  cœur,  elle 
et  les  quelques  mille  francs  de  rentes  que  je  lui 
servirai. 

MADAME  VERNET 

Tu  le  désobliges. 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  vrai?...  Je  n'ai  pas  dit  le  chiffre  exact,  j'ai 
dit  quelques  mille  francs... 

HENRI 

Je  trouve  ça  très  joli. 

MONSIEUR  VERNET,  à  Henri. 
Tu  es  choqué,  toi? 

MADAME    VERNET 

Tues!... 

HENRI 

Je  suis  confus. 

MADAME  VERNET 

Moi  aussi. 

MONSIEUR  VERNET 

Ma  chère  femme,  tu  m'étonnes  !  mon  idée  était 
la  tienne.  Ça  ne  te  va  plus.  Pourquoi  ?  (Madame 
Vernet  s'éloigne.)  Oh  !  Julie,  tu  es  fâchée  ? 

MADAME   VERNET 

Non,  mais  regarde  M.  Henri. 


288  MONSIEUR  VERNET 

MONSIEUR  VERNET 

Tu  ne  le  connais  donc  pas  encore  ?  Si  on  ne  lui 
offre  jamais  Marguerite,  il  ne  la  demandera  jamais. 

HENRI 

Mes  amis,  mes  chers  amis,  je  ne  me  pardonnerais 
pas  votre  première  querelle.  Je  ne  sais  si  je  me 
marierai  un  jour,  et  j'ignore  s'il  me  faut  une  femme 
supérieure,  inférieure  ou  égale,  riche  ou  pauvre, 
blonde  ou  brune.  Mais  j'affirme  que,  quelle  qu'elle 
soit,  je  n'en  veux  pas,  je  déclare  que  je  la  répudie 
d'avance,  si  mon  mariage  avec  elle  doit  être  la  cause 
de  votre  divorce. 

MONSIEUR  VERNET,  à  madame  Vernet. 

Il  ne  t'attendrit  pas  ?  c'est  mon  homme,  à  moi. 

Bruit  de  sirène. 


SCÈNE  V 
Lit  MÉMBs,  marguerite: 

MARGUERITE 

Mon  oncle,  voilà  le  traasatlaatique, 

MONSIEUR  VERNET 

Oui,  ma  chérie. 

MARGUERITE 

11  y  a  un  torpilleur  derrière  qui  lui  donne  la  chasse. 
C'est  une  manœuvre. 


MONSIEUR  VERNET  28g 

MONSIEUR  VERNET 

Je  ne  veux  pas  la  manquer. 

MARGUERITE,  à  Henri. 
Ça  ne  vous  dit  rien,  monsieur  Henri  } 

MADAME   VERNET 

Non,  ma  chérie. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  conclus.  Entre  la  dame  chimérique,  introuva- 
ble, que  tu  lui  proposes  et  notre  Marguerite  bien 
réelle,  bien  dotée  et  bien  femme  que  je  lui  recom- 
mande, qu'il  choisisse! 

SCÈNE  VI 

MADAME  VKRNET,  HENRI 
MADAME    VERNET 

Et  il  vous  tutoie  1  Vous  lui  avez  tourné  la  tête 

HENRI 

Mais  non,  c'est  le  bon  sens  même.  Avec  lui,  la  vie 
va  toute  seule.  Il  traite  les  affaires  de  cœur  comme 
les  autres;  on  ne  perd  pas  son  temps  à  des  hypo- 
c  isies  ;  me  voilà,  si  vous  le  permettez,  de  votre  fa- 
•aille. 

MADAME  VERNET 

Faites-nous  l'honneur  d'y  entrer. 

ï9 


290  MONSIEUR    VERNET 

HENRI 

C'est  pour  moi  que  seraient  Thonneur  et  le  profit. 
Mais,  sans  reproche,  votre  attitude.... 

MADAME  VERNET 

Et  la  vôtre? 

HENRI 

C'était  la  surprise. 

MADAME    VERNET 

C'était  la  réserve.  Mon  mari  allait  d'un  train  !  Je 
le  retenais  pour  la  forme,  et  si  Marguerite  vous 
plaît  ? 

HENRI 

Ohl  moi,  vous  savez,  les  petites  filles  I 

MADAME  VERNET 

Qu'est-ce  que  vous  avez  contre  les  petites  filles  ? 

HENRI 

Je  parle  en  général. 

MADAME  VERNET 

Vous  trouvez  Marguerite  ordinaire,  vos  visées 
sont  plus  hautes?...  Ça  ne  me  regarde  pas? 

HENRI 

Hélas  f 

MADAME  VERNET 

Quoi  ?  Hélas  !  Toujours  ce  front  qui  travaille. 


MONSIEUR   VERNBT  agi 

HENRI 

Oui...  Il  s'est  empli  de  petites  questions...  que 
je  voudrais  vous  poser. 

MADAME  VERNET 

Je  tâcherai  de  répondre. 

HENRI 

Oh  I  par  oui  ou  par  non,  sans  fatigue* 

MADAME  VERNET  ;,j.^ 

Je  m'assieds.  % 

HENRI 

Dites-moi,  madame  Vernet  ? 

MADAME  VERNET 


iMonsieur  Henri? 

HBNIU 

Vous  êtes  heureuse  ? 

MADAME  VERNBT 

Oui. 

HENRI 

Avec  M.  Vernet? 

MADAME  VERNBT 

Avec  mon  mari. 

HENRI 

Et  ne  le  seriez-vous  pas,  que  ce  serait  la  môme 
chose,  parce  que  vous  n'admettez  le  bonheur  que 
dans  le  mariage  seulement. 


^ 


2Q2  MONSIEUR  VERNET 

MADAME  VERNET 

Je  suis  mariée. 

HENRI 

Vous  croyez  à  la  morale. 

MADAME  VERNET 

J'ai  été  assez  bien  élevée. 

HENRI 

Vous  êtes  une  femme  vertueuse. 

MADAME  VERNET 

Je  n*en  rougis  pas. 

HENRI 

De  sorte  que  vous  ne  seriez  point  de  celles  qui, 
sous  le  simple  prétexte  qu'elles  ne  sont  plus  heu- 
reuses avec  un  homme,  essaient,  tout  de  suite,  de 
l'être  avec  un  autre  ? 

MADAME    VERNET 

Décidément,  vous  me  comblez. 

HENRI 

Je  précise  :  êtes-vous  une  femme  fidèle  à  son  de- 
voir... ou  à  son  mari? 

MADAME  VERNET 

Aux  deux. 

HENRI 

Je  le  savais. 


MONSIEUR    VERNET 


293 


MADAME  VERNET 

Pourquoi  donc  faire  cette  enquête? 

HENRI 

Pour  m'assurer  une  dernière  fois  qu'il  serait  bien 
inutile  de  vous  dire  que  ce  n'est  pas  impunément 
que  tout  ce  qui  se  passe,  depuis  un  mois,  se  passe, 
de  vous  dire  que  ce  qui  devait  arriver  arrive,  de 
vous  dire  que... 

MADAME  VERNET 

Pourquoi  le  dire,  puisque  c'est  inutile  7 

HENRI 

Ça  ne  servirait  à  rien  } 

MADAME  VERNET 

A  rien. 
Du  tout } 
Du  tout. 
Ecoutez. 

ChutI 


HENRI 


MADAME  VERNET 


HENRI 


MADAME  VERNET 


HENRI 


Non.  Je  m'explique  mal.    Je  fais  des  façons,  je 


294  MONSIEUR    VEkrsET 

m'embrouille,  je  ne  suis  pas  clair  et  je  veux  Pêtre 
Ecoutez,  madame  Vernet,  il  y  a  un  mot  si  souvent 
dit,  SI  souvent  écrit  et  lu,  si  fané  sous  son  tas  de 
feuilles  mortes,  que  je  m'étais  promis  de  ne  jamais 
m'en  servir  pour  mon  usage  personnel.... 

MADAME  VERNET 

Etrange  garçon  t 

HENRI 

S'il  faut  un  jour,  pensais-je,  que  je  le  dise,  ce 
mot,  à  une  femme,  je  jure  que  je  ne  le  dirai  pas. 
Je  chercherai  autre  chose,  je  trouverai  ;  je  ne  suis 
pas  un  sot...  Quel  orgueil  1  L'instant  est  venu  et  je 
suis  bien  obligé  de  parler  comme  les  autres  et  de 
vous  dire,  comme  le  dirait  tout  le  monde  à  ma 
place... 

MADAME  VERNET.   Elle  86  ICYe. 

Ce  n'est  pas  la  peine,  j'ai  bien  compris, 

HENRI 

Le  mot  vous  déplaît,  à  vous  aussi } 

MADAME  VERNET 

Le  sens. 

HENRI 

Il  n'a  rien  d'injurieux;  si  je  vous  aime., . 

MADAME  VERNET 

Ah  !  vous  le  dites  l 


MONSIEUR  \ERNET  29$ 


HENRI 

Oui,  il  m'échappe,  mais  si  je  vous  aime,  je  ne 
vous  demande  pas  de  m'aimer...  Qui  vous  le  de- 
mande } 

MADAME  VERNET 

Personne, 

HENRI 

Pas  moi  ;  non,  je  ne  vous  le  demande  pas,  mais 
vous  voyez  que  j'avais  raison  et  que  mon  retour  ici, 
l'année  prochaine,  est  impossible.  Vous  ne  pouvez 
déjà  plus  me  regarder  en  face. 

MADAME  VERNET 

Je  regardais  un  bateau  qui  passe.  Oh  1  cette  bonne 
brise  !  vous  respirez  ? 

HENRI 

Je  respire. 

MADAME  VERNET 

L'année  prochaine,  vous  ne  penserez  plus  à  ce 
que  vous  venez  de  dire. 

HENRI 

Je  le  souhaite.  Un  an  de  perdu,  ce  serait  long. 

MADAME  VERNET 

Et  ce  que  vous  venez  de  dire  n'est  pas  vrai... 
Non,  vous  vous  trompez  sur  la  nature  de  vos  senti- 
ments. 


29Ô  MONSIEUR    VERNET 

HENRI 

J'ai  le  tort  de  les  avouer,  mais  je  les  connais 
mieux  que  vous  peut-être. 

MADAME  VERNET 

Vous  avez  de  la  sympathie  pour  moi. 

HENRI 

De  la  sympathie  1  Vous  ne  vous  êtes  donc  jamais 
regardée  ? 

MADAME  VERNET 

De  la  sympathie  seulement,  mais  vous  l'exagérez 
parce  que  nous  sommes  au  bord  de  la  mer. 

HENRI 

Je  ne  saisis  pas  bien. 

MADAME   VERNET 

Vous  payez  votre  tribut  à  la  mer  par  un  peu  de 
fièvre.  Elle  vous  énerve  et  vous  grise.  Vous  avez 
le  cœur  phosphorescent  ! 

HENRI 

C'est  joli. 

MADAME  VERNET 

C'est  de  vous.  Je  vous  l'ai  entendu  dire  un  soir 
sur  le  rocher  de  Fontenaille.  Vous  parliez  alors  à 
la  mer,  votre  grande  amie  ! 

HENRI 

Eh  bien  !  c'est  à  vous  que  je  parle  ce  soir.  Oui, 
j'ai  dit  à  la  mer  qu'elle  était  belle,  éternellement 


MONSIEUR  VERNET  297 

jeune,   inspiratrice,  et  je  ne  m'en  dédis  pas,  mais 
vous  madame,  vous  êtes  laide  ? 

MADAME  VERNET 

Moi! 

HENRI 

Vieille? 

MADAME  VERNET 

Oh  !  vieille  ! 

HENRI 

Sans  esprit,  sans  charme,  sans  grâce  r». 

MADAME  VERNET 

Oui,  oui,  oui. 

HENRI 

Et  moi,  je  n'ai  pas  d'yeux? 

MADAME  VERNET 

Si,  des  yeux  perçants. 

HENRI 

Pas  de  goût  ? 

MADAME  VERNET 

Oh  !  le  goût,  c'est  votre  partie. 

HENRI 

Alors,  laissez  la  mer  tranquille;  ne  me  traitez 
pas  comme  un  petit  garçon  malade  et  répondez- 
moi.  M'aimez-vous? 


^98  MONSIEUR  VERNET 

MADAME  VERNET 

Vous  aviez  tout  à  l'heure   la  délicatesse  de  me 
dire  :  je  ne  vous  demande  pas  de  m'aimer. 

HENRI 

Vous  ne  m'aimerez  pas,  jamais  > 

MADAME  VERNET 

Non. 

HENFfi 

Et  ça  VOUS  est  égal  que  j'en  souffre i 

MADAME  VERNET 

Oh! 

HENRI 

Pourquoi  pas  > 

MADAME  VERNET 

Si  l'un  de  vous  deux  doit  souffrir,  je  préfère  que 
ce  ne  soit  pas  mon  mari. 

HENRI 

Ce  serait  injuste,  cet  excellent  homme.-, 

MADAME  VERNET 

Cet  homme! 

HENRI 

A  droit  à  toute  votre  estime. 

^  MADAME  VERNET 

D'abord. 


MONSIEUR    VERNET  SQCJ 

HENRI 

Et  à  toute  votre  sympathie. 

MADAME  VERNET 

Vous  ne  l'avez  donc  pas  regardé,  quand  il  vous 
offrait  Marguerite,  au  cœur?  Il  a  droit  à  mon  amour. 

HENRI 

Et  ce  mot,  —  encore  un  mot  I  toujours  ces  motsi 
—  ne  vous  gêne  pas  un  peu? 

MADAME  VERNET 

Non,  quand  c'est  pour  le  bon  motif. 

HENRI 

Bahl  il  y  a  tant  d'espèces  d'amour  I 

MADAME  VERNET 

Je  parle  de  celui  qui  peut  vous  être  le  plus  désa- 
gréable. 

HENRI 

Votre  dureté  vous  va  bien. 

MADAME  VERNE! 

Cette  attitude  envers  mon  mari  vous  va  si  mal  I 
Vous  qui  cherchez  des  mots  neufs,  ne  vous  servez 
donc  pas  de  ces  vieux  moyens. 

HENRI 

Oui,  je  continue  à  ne  pas  savoir  m'y  prendre.  Il 
faudrait  tout  recommencer;  recommençons! 


300  MONSIEUR  VERNET 

MADAME  VERNET 

Non,  non,  une  fois  suffit. 

HENRI 

Mais  tant  de  maladresse,  c'est  la  preuve  au  moins 
que  je  suis  sincère. 

MADAME  VERNET 

Comme  j'ai  de  l'affection  pour  vous,  —  je  suis 
sincère,  moi  aussi,  —  je  vous  plains. 

HENRI 

Vous  ne  pouvez  pas  faire  plus  ?  * 

MADAME  VERNET 

Je  ne  peux  pas. 

HENRI 

Vous  êtes  décourageante. 

MADAME  VERNET 

Je  veux  l'être  de  toutes  mes  forces. 
Madame  Vernet,  au  bord  de  la  terrasse,  ftiit  de  la  main 
des  signes  à  M.  Vernet. 

HENRI 

Vous  appelez  au  secours  1 

MADAME  VERNET 

Victor  me  fait  des  signes  du  bateau  de  Cruz  et 
je  réponds...  Ah  1  il  croit  en  effet  que  j'appelle  au 
secours  et  il  vient. 


MONSIEUR    VERNET  301 


HENRI,  s'approchant. 
Il  se  dépêche...  vous  êtes  sauvée  1 


MADAME   VERNET 


Ne  soyez  plus  amer  et  faites-lui  bon  visage  1  Ce 
a'est  pas  sa  faute...  c'est  la  mienne. 


SCÈNE  VII 

Lks  Mêmes,  MONSIEUR  VERNET. 

MONSIEUR  VERNET.  Il  apparaît  Un  peu  essoufflé. 
Tu  m'appelais  } 

MADAME  VERNET 

Non,  et  toi  ? 

MONSIEUR  VERNET 

Non,  je  te  faisais  deè  signes  pour  te  faire  des  si- 
gnes. 

MADAME  VERNET 

9 

Et  moi,  je  répondais  à  tes  signes. 

HENRI 

C'est  de  la  télégraphie  conjugale. 

MONSIEUR  VERNET 

Voilà  comment  nous  sommes  depuis  notre  ma- 
riage. 


302  MONSIEUR    \  ERNET 

HENRI 

Et  ce  n'est  pas  près  de  finir. 

MONSIEUR  VERNET 

Ça  durera  toute  la  vie.  —  Quel  géant!  ce  trans- 
atlantique !  et  ce  torpilleur,  quel  monstre  I 

MADAME  VERNET,  maternelle. 

Comme  tu  es  fagoté  1 

Elle  lui  refait  son  nœud  de  cravate,  l'époussette. 

HENRI 

Voulez-vous  que  j'aille  chercher  une  glace,  une 
ibrosse> 

MONSIEUR  VERNET 

Merci. 

Il  embrasse  madame  Vernet. 

HENRI 

Monsieur  Vernet,  vous  embrassez  souvent  ma- 
dame Vernet. 

MONSIEUR  VERNBl 

Fermez  les  yeux. 

HENRI 

Ça  ne  suffirait  pas,  vous  faites  un  bruit  t  Et  vous 
devez  sentir  le  poisson. 

MONSIEUR  VERNET,  à  madame  Vernet. 

Tu  trouves  ? 


MON'ilEUR   VERNET  3o3 


MADAME  VERNET 

Pas  trop. 

HENRI 

L'amour  n'a  pas  de  nez. 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  vrai  que  le  bateau  de  Cruz  empeste.  Ayez 
de  l'eau  de  Cologne  sur  vous,  cette  nuit.  Je  n'y  te- 
nais plus.  Tes  signes  m'ont  délivré.  Et  puis  j'ai  cru 
que  tu  avais  une  bonne  nouvelle  à  m'apprendre, 
que  tu  venais  de  le  décider.  Non?  il  refuse.  Ah  !  il 
est  libre. 

MADAME  VERNET 

Il  n'est  pas  libre. 

MONSIEUR  VERNET 

Il  a  une  maîtresse...  sérieuse?  je  le  saurais. 

HENRI 

Je  vous  l'aurais  dit. 

MONSIEUR  VERNET 

Alors  il  préfère,  à  notre  petite  Marguerite,  ton 
espèce  d'idéal. 

MADAME  VERNET 

Il  préfère  l'impossible. 

MONSIEUR  VERNET 

Qui? 


^04  MONSIEUR  VERNET 

MADAME  VERNET 

Mon  bon  Victor  ! 

MONSIEUR  VERNET 

Il  faut  encore  que  je  prenne  garde... 

MADAME  VERNET 

Non,  ne  te  donne  pas  ce  souci;  moi,  je  prends 
garde. 

Madame  Vernet  s'éloigne. 

MONSIEUR  VERNET,  très  étonné. 

Ah!  —  bien...  Bien.  (A  Henri.)  Je  croyais  avoir 
trouvé  un  moyen  sûr  pour  que  vous  ne  sortiez  plus 
de  ma  famille;  j'ai  fait  fausse  route,  excusez-moi. 

HENRI 

Monsieur  Vernet! 

MONSIEUR  VERNET 

Oh'!  je  ne  suis  pas  froissé!...  (Pauline  passe.)  Et  puis, 
ne  faites  pas  cette  figure,  nous  parlerons  d'autre 
chose.  Ce  qui  m'ennuie,  c'est  que  ce  mariage  me 
paraissait  si  naturel  que  tout  à  l'heure,  en  bas,  je 
l'ai  presque  annoncé  à  celle-là.  Un  autre  genre,  elle! 
ça  l'a  fait  rire.  N'est-ce  pas  > 


MONSIEUR    \ERNET  3o5 


SCÈNE  VIII 
HENRI.  MONSIEUR  VKRNET,  PAULINE. 

PAULINE 

Dans  un  projet  de  mariage,  il  n'y  a  pas  de  quoi 
pleurer. 

MONSIEUR  VERNBT 

Il  y  a  de  quoi  ricaner  I 

PAULINE 

Non,  et  vous  êtes  trop  aimable  de  me  consulter. 

MONSIEUR  VERNET 

Je  ne  vous  consultais  pas,  je  vous  prévenais. 

PAULINE 

Ah  I  c'est  une  prévenance  !  la  première  alors. 

MONSIEUR  VERNET 

Et  la  dernière,  et  je  la  regrette 
Monsieur    Vernet   son    au    même   côté   que    madame 
Vernet. 


2« 


Î06  MONSIEUR    VERNET 

SCÈNE  IX 

PAULINE.  HENRI 

PAULINE 

Pauvre  M.  VernetI  II  ne  lui  reste  plus  rien  à  vous 
offrir.  C'est  vrai  que  j'ai  failli  vous  perdre,  je  n'ai 
pas  pu  m'empêcher  de  rire  à  la  nouvelle  de  ce  ma- 
riage. 

HENRI 

Parce  que  > 

PAULINE 

Ne  faites  pas  l'innocent  I  Vous  voilà  entre  deux 
feux.  Vous  êtes  pris,  qu'allez-vous  faire  ? 

HENRI 

Ça  vous  intéresse  ? 

PAULINE 

Beaucoup 

HENRI 

Je  vous  remercie. 

PAULINE 

En  tout  bien,  tout  honneur...  Oh!  n'insistez  pas. 


MONSIEUR    VERNET  307 


HENRI 

Je  n'insiste  pas. 

PAULINE 


Je  ne  suis  pas  sur  les  rangs,  moi  ;  mais  ça  m'a- 
muse, —  je  n'ai  que  cette  joie,  —  de  regarder  les 
autres. 

HENRI 

Et  de  les  écouter. 

PAULINE 

Vous  parlez  si  fort  sur  cette  terrasse  !  J'écoute  ce 
qu'on  dit  trop  haut,  je  regarde  ce  qu'on  ne  se  donne 
pas  la  peine  de  cacher  et  j'attends...  Laquelle  choi- 
sissez-vous? 

HENRI 

J'hésite. 

PAULINE 

C'est  délicat... 

HENRI 

Donnez-moi  un  conseil. 

PAULINE 

Ah  I  non,  tirez-vous  de  là,  tout  seul.  Moi,  je  vous 
dis,  je  m'amuse. 

HENRI 

Tant  que  ça? 


3o8  MONSIEUR    VERNE! 

PAULINE 

Suffisamment. 

HENRI 

Et  vous  ne  voulez  pas  m'aider? 

PAULINE 

Je  donne  mon  consentement  à  votre  mariage 
avec  Marguerite.  Vous  me  le  demandez? 

HENRI 

Pas  ce  soir,  mais  si  j'en  ai  besoin. 

PAULINE 

Du  côté  de  ma  sœur,  dame  !  je  ne  peux  rien.   , 

HENRI 

Ce  ne  serait  pas  convenable,  entre  sœurs. 

PAULINE 

Et  puis  c'est  une  femme  unique. 

HENRI 

Sa  vertu  vous  désole. 

PAULINE 

Non,  je  ne  cache  pas  que  j'aurais  quelque  plaisir, 
si  M.  Vernet  obtenait  enfin  ce  qu'il  mérite;  mais 
je  suis  fière  de  Julie,  et,  malgré  ce  pauvre  homme, 
il  n'y  a  encore  rien  à  reprocher  à  ma  sœur.  J'en 
mettrais  ma  main  au  feu. 


MONSIEUR  VEKNET  309 


HENRI 

Pour  l'activer. 

PAULINE 

Je  vous  jure.  Elle  a  fait  ses  preuves.  Le  peintre, 
il  y  a  deux  ans... 

HENRI 

Le  peintre? 

PAULINE 

Le  peintre  Morneau,  le  portraitiste  de  madame 
Vernet...  lui  aussi... 

HENRI 

Ah!  tiens. 

PAULINE 

Oui,  mais  sottement,  brutalement.  Il  a  voulu 
aller  trop  vite,  etonPa  flanqué  à  la  porte,  trop  tôt... 
Après  la  peinture,  la  poésie!  mais  vous,  vous  êtes 
bien  plus  fort  que  le  peintre. 

HENRI 

C'est  le  talent. 

PAULINE 

Vous  avez  un  doigté,  une  prudence I...  Sans  flat- 
terie. A  tout  autre  je  dirais  :  non.  Je  le  découra- 
gerais, mais  avec  un  artiste  comme  vous... 

HENRI 

Il  V  a  de  Tespoii . 


3  10  MONSIEUR    VERNET 

PAULINE 

Ohl  VOUS  avez  fait  du  chemin  depuis  quatre  se- 
maines. 

HENRI 

Et  j*ai  l'avenir  devant  moi. 

PAULINE 

Alors  vous  êtes  décidé  :  ce  n'est  pas  Marguerite, 
c'est  madame  Vernet. 

HENRI 

Non,  non,  non;  je  ne  choisis  pas;  je  laisserai  faire 
le  hasard. 

PAULINE 

Vous  accepterez  celle  qu'il  vous  présentera  la 
première. 

HENRI 

Et  s'il  m'offre  les  deux... 

PAULINE 

Toutes  les  deux  1 

HENRI 

Pourquoi  pas?  Je  ne  refuse  personne.  Pensez- 
vous  que  je  n'aie  pas  une  idée  nette  de  mes  droits 
d'ami  de  la  maison,  que  je  ne  connaisse  pas  mes 
obligations  d'artiste  reçu  à  bras  ouverts  dans  une 
famille  bourgeoise  ?  Si  je  reculais,  quelle  triste 
opinion  vous  auriez  de  moi  qui  tiens  tant  à  votre 
estime  1 


MONSIEUR    VERNET  3l  I 

PAULINE 

Vous  VOUS  énervez. 

HENRI 

Du  tout  :  je  me  mets  à  la  hauteur.  Comptez  sur 
moi,  mademoiselle,  je  ferai  mon  devoir,  tout  mon 
devoir.  Je  prendrai  l'une  et  l'autre,  ensemble,  ou 
l'une  après  l'autre,  comme  ça  se  trouvera. 

PAULINE 

Vous  ne  manquez  pas  d'allure. 

HENRI 

Et  après,  qui? 

PAULINE 

Vous  ne  craignez  pas  que  cette  plaisanterie  ne 
vous  coûte  cher  ? 

HENRI 

Vous  me  trahiriez  1 

PAULINE 

Pas  maintenant. 

HENRI 

Oui,  plus  tard.  Ce  soir,  vous  vous  amusez  trop. 

PAULINE 

Et  avouez  qu'il  y  a  de  quoi!  (M.  Vernet  reparait.) 
Vous  me  tiendrez  au  courant,  hein,  vous  me  direz... 

HENRI 

Tout,  comme  à  ma  meilleure  amiel 

Pauline  rentre  dans  la  maison. 


3l2  MONSIEUR    VERNET 

SCÈNE  X 
MONSIEUR  VERNET    HENRI 

MONSIEUR    VERNET 

Henri  1 

HENRI.  Il  s'éloignait. 
Monsieur  Vernet. 

MONSIEUR    VERNET 

Qu'est-ce  qu'elle  vous  a  encore  dit,  celle-là  > 

HENRI 

Des  douceurs! 

MONSIEUR   VERNET 

Oui,  elle  travaille,  avec  ses  dents...  Je  viens  de 
causer  avec  Julie  pour  savoir  les  raisons,  les  vraies 
raisons  de  votre  refus...  Oh!  je  n'y  ai  pas  mis  de 
malice.  Je  lui  ai  dit  :  «  Julie,  est-ce  que  la  poésie 
ne  nous  réussirait  pas  mieux  que  la  peinture?  ». 
Vous  ne  comprenez  pas,  vous  ? 

HENRI,  sur  ses  gardes. 
Non. 

MONSIEUR    VERNET 

Vous  ne  connaissez  pas  cette  histoire-là.  Mais  Ju» 
lie  m'a  compris.  Elle  m'a  rassuré. 


MONSIEUR    VERNET  3l3 

HENRI 

Ahl 

MONSIEUR  VERNET 

D'un  mot  elle  me  rassure.  Et  elle  parle  de  vous 
dans  des  termes  si  affectueux... 

HENRI 

De  moi  I  adorable  femme  ! 

MONSIEUR  VERNET 

N'est-ce  pas  !  (En  détresse.)  Si  je  la  perdais,  je  ne 
mourrais  pas,  non,  parce  que  je  suis  solide,  mais  je 
ferais  le  mort.  Je  n'aurais  plus  de  goût  à  rien,  je 
lâcherais  tout  et  j'irais  me  cacher  dans  un  coin. 

HENRI 

Qu'est-ce  que  vous  avez,  monsieur  Vernet  > 

MONSIEUR    VERNET 

Ça  passera. 

HENRI 

Je  vous  laisse. 

MONSIEUR    VERNET 

Non,  tenez- moi  plutôt  compagnie.  Ce  n'est  rien... 
une  petite  boule  à  la  gorge. 

Il  jette  des  cailloux  dans  la  mer.  Henri  l'observe. 

HENRI 

Décidément,  ça  ne  va  pas,  monsieur  Vernet. 


3l4  MONSIEUR  VERNET 

MONSIEUR  VERNET 

Si,  ça  va  mieux,  restez. 

HENRI 

Je  reste. 

Monsieur  Vernet  fait  quelques  pas,  agité,  puis  soudain, 
sans  dureté,  avec  des  regrets  et  de  la  tendresse. 

MONSIEUR   VERNET 

Allez- VOUS  en mon  cher  Henri,  il  faut  vous  en 

aller,  tout  à  fait,  loin  de  nous,  loin  d'elle,  de  Julie, 
parce  que...  j'ai  peur...  Votre  refus  inexplicable, 
les  ricanements  de  cette  vieille  fille...  vos  façons  de 
parler  à  Julie  qui  me  reviennent...  oui,  malgré  sa 
finesse  d'honnête  femme  qui  ne  veut  même  pas 
avoir  l'air  de  se  douter  de  quelque  chose,  je  devine, 
moi,  je  sens  qu'elle  vous  a  troublé.  Oh!  je  ne  dis 
pas  que  vous  l'aimiez  beaucoup,  mais  vous  l'aimez 
déjà  un  peu»  un  petit  peu,  pour  commencer.  Et  si 
vous  ne  l'aimez  pas  aujourd'hui,  vous  l'aimerez  de- 
main, c'est  inévitable  ;  et  tandis  que  je  vous  pous- 
sais du  côté  de  Marguerite,  vous  regardiez  du  côté 
de  Julie...  Oh!  je  ne  vous  en  veux  pas,  et  je  l'aime 
trop  pour  m'étonner  qu'on  l'aime.  Tout  le  monde 
l'aimerait  !  mais  il  ne  faut  pas,  non,  pas  vous,  ce 
serait  particulièrement  pénible. 

HENRI,   encore  inquiet. 

Que  voulez-vous  que  je  réponde,  monsieur  Ver- 
net? 


MONSIEUR   VERNET  3l5 

MONSIEUR  VERNET 

Ne  cherchez  rien. 

HENRI 

Je  pourrais  dire  que  vous  vous  trompez. 

MONSIEUR   VERNET 

Vous  ne  le  dites  pas. 

HENRI 

Parce  que  vous  ne  me  croiriez  pas. 

MONSIEUR    VERNET 

Parce  que  vous  êtes  incapable  de  mentir. 

HENRI 

Votre  état  d'esprit,  monsieur  Vernet,  m'oblige 
au  silence. 

MONSIEUR   VERNET 

Oui,  ne  protestez  pas,  ne  niez  pas.  A  quoi  bon  ? 
Tout  est  de  ma  faute.  J'aurais  dû  me  défier,  non 
de  Julie,  la  chère  femme,  ce  serait  abominable,  mais 
de  vous.  J'aurais  dû  prévoir  que  vous  l'aimeriez, 
malgré  vous  et  malgré  elle  ;  oui,  d'accord,  j'ai  été 
trop  loin.  Je  vous  attire  à  la  maison,  je  vous  traîne 
au  bord  de  la  mer,  je  fais  de  vous  l'ami  inséparable. 
J'avoue  qu'on  n'est  pas  plus  naïf,  que  je  suis  im- 
pardonnable et  que  je  mérite,  n'est-ce  pas,  d'être 
malheureux. 

HENRI,  touché. 

Vous  ne  serez  pas  malheureux,  monsieur  Vernet. 


3l6  MONSIEUR    VERNET 

Vous  me  dites,   sans  colore,   de  partir,   je  partirai 
sans  révolte. 

MONSIEUR  VERNET 

Faites  ça,  monsieur  Henri  Gérard,  faites-le  gen- 
timent, comme  vous  savez  faire  les  choses. 

HENRI 

Comme  je  suis  venu. 

MONSIEUR    VERNET 

Ne  m'accablez  pas. 

HENRI 

Oh  !  cher  monsieur  Vernet  I  je  m'en  irai  comme 
il  faudra.  Quand  désirez-vous  que  je  parte?  Soyez 
Iranc,  puisque  nous  en  sommes  là. 

MONSIEUR    VERNET 

Il  est  vrai  qu'après  nos  aveux  nous  allons  nous 
faire  de  drôles  de  têtes... 

HENRI 

Justement.  Dites...  le  plus  tôt  possible. 

MONSIEUR    VERNET 

Dans  quelques  jours. 

HENRI 

Demain. 

MONSIEUR    VERNET 

Je  ne  vous  demande  pas  ça.  Plus  tard,  quand 
dous  voudrons. 


MONSIEUR    VERNET  3l7 

HENRI 

Quand  vous  voudrez,  au  moindre  prétexte. 

MONSIEUR    VERNET 

Nous  le  chercherons  tous  deux,  à  tête  reposée... 
Nous  dirons  que  votre  père,  de  passage  à  Paris, 
vous  y  attend.  C'est  simple. 

HENRI 

Comme  bonsoir. 

MONSIEUR    VERNET 

Ça,  c'est  déjà  moins  gentil. 

HENRI 

Pardon,  monsieur  Vernet...  Mais  j'y  pense,  j'ai 
un  moyen  encore  plus  simple.  Je  dois  passer  la  nuit 
en  mer  avec  Cruz.  Demain  matin,  je  ne  reviendrai 
pas. 

MONSIEUR   VERNET 

Vous  me  faites  peur. 

HENRI,  gaîment. 

Vous  croyez  que  je  vais  me  jeter  à  l'eau.  Ah  ! 
Qon,  tout  de  même. 

MONSIEUR  VERNET,  commc  Henri; 

Ou  simuler  un  naufrage  1 

HENRI 

A  votre  tour,  monsieur  Vernet,  ne  m'accablez  pas. 


3l8  MONSIEUR  VERNET 

MONSIEUR  VERNET 

Pardon,  Henri  1 

HENRI 

Demain  matin,  au  réveil,  sur  la  mer,  je  dirai  à 
Cruz  :  je  ne  connais  pas  Cherbourg,  si  nous  allions 
vendre  votre  pêche  à  Cherbourg  }  Je  suis  sûr  qu'il 
se  fera  un  plaisir  de  m'y  mener.  Et  une  fois  à 
Cherbourg,.,  les  rapides  ne  sont  pas  faits  pour  lais- 
ser les  voyageurs  en  plan. 

MONSIEUR   VERNET 

C'est  une  folie! 

HENRI 

D'aller  à  Cherbourg  ? 

MONSIEUR   VERNET 

Non.  Les  marins  de  Fleuriport  y  vont  toutes  les 
semaines  et,  quelquefois,  malgré  eux,  par  mauvais 
vent.  Mais  ce  départ,  c'est  fou,  si  brusquement. 

HENRI 

Ne  vous  ai- je  pas  suivi  de  môme?  Vous  m'aviez 
enlevé,  vous  me  rendez  ma  liberté,  je  m'enlève.  Moi, 
monsieur  Vernet,  je  suis  toujours  prêt  à  partir. 

MONSIEUR    VERNET 

Et  qu'est-ce  que  je  dirai,  à  Julie,  qui  ne  sera  pas 
dans  notre  secret  1 

HENRI 

Ne  lui  dites  rien. 


MONSIEUR  VERNET  ÎIQ 


MONSIEUR  VERNET 

Avant  votre  départ,  mais  demain,  quand  Cruz  re- 
viendra seul. 

HENRI 

Vous  direz  qu'après  une  scène  violente,  vous 
m'avez  mis... 

MONSIEUR   VERNET 

Ohl  ça  jamais. 

HENRI 

Vous  direz  qu'après  une  explication  loyale,  je 
suis  parti. 

MONSIEUR   VERNET 

Ce  sera  une  surprise. 

HENRI 

Oh  !  avec  des  ménagements.  Je  fais  le  plus  diffi- 
cile, faites  le  reste. 

MONSIEUR   VERNET 

Non,  votre  idée  me  donne  chaud;  non,  non,  je  ne 
veux  pas. 

HENRI 

Mais  moi  je  veux...  L'important,  c'est  que  je  dis» 
paraisse,  que  ce  soit  par  terre  ou  par  mer,  ou  même 
en  ballon  I 

MONSIEUR    VERNET 

Vous  riez,  vous  1 

HENRI 

Oui,  de  nous  deux,  c'est  moi  qui  ris. 


32a  MONSIEUR  VERNET 

MONSIEUR  VERNET 

Ça  VOUS  va,  au  fond,  ce  départ  original  I 

HENRI 

Romanesque  !  il  a  surtout  quelque  chose  de  pré- 
cipité qui  me  séduit.  (Avec  effort.)  J'avoue  que  j'ai 
hâte  d'en  finir,  je  me  sens  mal  à  l'aise,  ici.  Ça  de- 
vient excédant, 'douloureux.  Je  voudrais  être  loin. 

MONSIEUR  VERNET.  Il  tire  sa  montre. 
Quand  je  pense  que  le  bateau  de  Cruz  s'apprête. 

HENRI 

Pensez  à  autre  chose. 

MONSIEUR  VERNET 

Vous  savez  que  c'est  une  promenade  de  gagner 
ce  beau  port  militaire. 

HENRI 

J'aurai   peut-être  le  temps  de  visiter  l'arsenal. 

MONSIEUR  VERNET 

C'est  drôle. 

HENRI 

Encore  une  chose  fine,  monsieur  Vernet  t  (Léger 
et  sans  rancune.)  Alors  VOUS  n'insistez  plus  pour  que 
j'épouse? 

MONSIEUR  VERNET 

Marguerite  >  vous  n'y  teniez  pas  beaucoup. 


MONSIEUR    VERNET  321 


HENRI 

Il  y  avait  la  dot. 

MONSIEUR  VERNET 

Ne  faites  pas  l'homme  d'argent, 

HENRI 

Vous  avez  réponse  à  tout. 

MONSIEUR  VERNET 

Et  puis  VOUS  en  trouverez  d'autres,  des  jeunes 
filles. 

HENRI 

Oh  I  je  ne  suis  pas  embarrassé  de  ma  personne. 

MONSIEUR  VERNET 

Tandis  que  moi,  si  j'essayais  de  lutter  avec  un 
jeune  homme  comme  vous,  je  serais... 

HENRI 

...  battu  d'avance.  Mais  c'est  de  la  jalousie,  ça, 
monsieur  Vernet;  vous  qui  ne  connaissiez  pas  ce 
sentiment! 

MONSIEUR  VERNET 

Je  le  connais. 

HENRI 

Pas  pour  longtemps. 

MONSIEUR  VERNE-^ 

Brave  Henri  1 

21 


S22  MONSIEUR    \  ERNEÎ 


HENRI 


Brave  monsieur  Vernet  1  Vous  n'avez  plus  besoin 
de  rien  ? 

MONSIEUR  VERNET 

Vous  me  trouvez  dur  ? 

HENRI 

Je  vous  trouve  très  bien. 

MONSIEUR  VERNET 

Egoïste,  hein? 

HENRI 

Non,  je  vous  le  dis,  très  bien,  et  pas  si  bêtet 

MONSIEUR  VERNET 

En  pareil  cas,  il  faut  avoir  de  la  présence  d'es- 
prit. Est-ce  que  ça  ne  vaut  pas  mieux  que  la  bruta- 
talité  ! 

HENRI 

Ahl  votre  fameuse  méthode.  Pant  Pan  f  Recon- 
naissez qu'il  n'y  a  pas  de  quoi  me  décharger  votre 
fusil  dans  le  dos. 

MONSIEUR  VERNET 

Et  quand  même  ?  Vous  massacrer,  mon  pauvre 
ami  !  Je  m'en  voudrais,  de  votre  mort,  toute  ma  vie. 

HENRI 

C'est  comme  moi,  monsieur  Vernet,  si  aimant 
votre  femme,  je  vous  logeais  pour  me  débarrasseï 


MONSIEUR    VERNET  32} 

ce  vous,  cinq  ou  six  balles  de  revolver  en  pleine 
poitrine. 

MONSIEUR  VERNET 

Ce  ne  sont  pas  là  des  mœurs  d'hommes  civilisés. 

Ils  rient. 

SCÈNE  XI 
Les  Mêmes,  MADAME  VERNET. 

M   DAME  VERNET.  EUc  passe,  à  droite,  devant  La  Juliette. 
Vous  causez  bien  longtemps  } 

HENRI 

Il  fait  si  doux  sur  cette  terrasse! 

MADAME  VERNET 

De  quoi  parlez-vous  } 

MONSIEUR  VERNET 

Nous  disons  des  bêtises  ;  il  me  fait  rire. 

MADAME  VERNET 

C'est  vrai  ? 

HENRI 

Oui,  madame. 

MADAME  VERNET 

La  mer  monte,  monsieur  Henri,  l'heure  approche, 

HENRI 

Je  me  prépare. 


324  MONSIEUR    VERNET 


SCÈNE  XII 
MONSIEUR  VERNET,  HENRI. 

MONSIEUR  VERNET 

Est-elle  délicieuse  1 

HENRI 

Délicieuse  !  Seulement,  monsieur  Vernet,   vous 
me  l'avez  trop  dit.    < 

MONSIEUR  VERNET 

J'ai  eu  tort. 

HENRI 

Ne  vous  excusez  plus. 

MONSIEUR  VERNET 

En  somme,  je  vous  évite  autant  de  chagrins  qu'à 
moi,  car  vous  souffririez  de  l'aimer  pour  rien. 

HENRI 

Je  ne  dis  pas  le  contraire;  merci. 

MONSIEUR  VERNET 

Merci!  Qu'est-ce  que  je  dirais,  moi? 

HENRI 

Laissons  cela. 


MONSIEUR  \  ERNET  32$ 

MONSIEUR  VERNET 

Croyez-vous  qu'il  y  ait  beaucoup  de  jeunes  gens 
capables  d'agir  comme  vous? 

HENRI 

Mais  oui,  monsieur  Vernet,  il  suffît  de  n'avoir  pas 
peur  d'être  ridicule. 

MONSIEUR  VERNET 

Oh  I  c'est  très  juste,  ce  que  vous  dites  là,  juste  et 
beau. 

HENRI 

Et  puis...  je  ne  peux  pas  faire  autrement, 

MONSIEUR  VERNET 

Moi  non  plus.  Que  feriez- vous  à  ma  place  > 

HENRI 

La  même  chose. 

MONSIEUR  VERNBT 

Alors  '^ 

HENRI 

Alors,  je  vous  dis  :  c'est  parfait...  Je  viens  de  pas- 
ser quelques  semaines  chez  de  vrais  amis  et  j'em- 
porte de  mon  séjour  une  image  inaltérable  qui  bril- 
lera dans  mes  souvenirs,  comme  le  clair  ruisseau 
«ntre  ses  bords. 

MONSIEUR  VERNBT 

Toujours  poète  ! 


320  MONSIEUR    VERNET 

HENRI 

Je  tâche. 

MONSIEUR  VERNET 

Qu'est-ce  que   nous   allons  devenir,  sans  notre 
poète? 

HENRI 

Vous  redeviendrez...  tranquilles. 

MONSIEUR   VERNET 

Nous  redeviendrons  des  bourgeois. 

HENRI 

Ça  se  retrouve,  des  artistes  1 

MONSIEUR  VERNET 

Ah!  non,  je  vous  jure  que,  l'année  prochaine,  je 
ne  ramènerai  pas  un  musicien  I 


SCÈNE   XIII 
Lb8  Mêmes,  CRUZ,  MARGUERITE 

Cruz  apporte  une  blouse  de  toile  jaune  goudronnée, 
Marguerite  un  lourd  panier. 

CRUZ 

Voilà  votre  uniforme,  monsieur  Henri. 

MONSIEUR  VERNET. 

Déjà  1  (A  Henri.)  Mon  pau\re  vieux! 


MONSIEUR    VERNET  327 


CRUZ 

La  mer  va  être  pleine.  Mes  matelots  amorcent 
les  lignes. 

MONSIEUR  VERNET 

Qu'est-ce  qu'il  y  a  dans  le  panier) 

MARGUERITE 

Du  jambon,  du  poulet,  du  veau  froid,  des   œufs 
durs,  des  petits  beurres... 

HENRI,  qui  essaie  la  blouse,  avecTaide  de  monsieur  Vernet. 

Assez,  assez,  mademoiselle... 

CRUZ 

L'air  de  la  mer  creuse,   monsieur  Henri,  Vous 
dévorerez. 

MONSIEUR  VERNET 

11  ne  vous  en  laissera  point.  Pas  trop  de  bouteil- 
les, hein,  Cruz? 

CRUZ 

De  quoi  ne  pas  manger  sans  boire,  monsieur  Ver- 
net,  de  quoi  faire  couler. 

MONSIEUR  VERNET,  levant  la  serviette  du  panier. 

De  quoi  faire  couler  le  bateau.  Henri,  ayez  l'œil 
sur  votre  équipage. 

HENRI 

Oh  I  il  peut   me   faire  chavirer  dans  ce  costume  ; 
c'est  de  la  planche. 


328  MONSIEUR   VERNE 

CRUZ 

Avec  ça,  rien  à  craindre  des  paquets  d*eau  de 
mer. 

MONSIEUR  VERNET 

Et  ça  vous  habille  ! 

HENRI 

Comme  une  caisse  ;  j'ai  l'air  d'être  emballé.  Poui 
qu'un  requin  m'avale  tout  cru,  il  faudra  qu'il  ait 
plus  faim  que  moi 

MONSIEUR  VERNET,  bas  à  Henri. 

Irrévocable? 

HENRI 

Ne  craignez  rien. 


SCÈNE  XIV 

Les  Mêmes,  PAULINE,  puis  MADAME  VERNET 

PAULINE 

Quel  accoutrement  1  Ces  dames  vont  raffoler  de 
vous...  Rien  de  compromis  dans  vos  petites  affai- 
res ? 

MONSIEUR   VERNET 

Elles  sont  en  pleine  prospérité,  bonne  belle-sœur  i 


MONSIEUR   VERNET  329 

Ah  I  VOUS  1  Je   vous  promets  une  fin  de  saison   sa- 
voureuse ! 

PAULINE 

Qu*est-ce  qu'il  a  encore  fait  ? 

MADAME  VERNET 

Vous  aurez  beau  temps,  Cruz? 

CURZ 

Un  temps  de  demoiselle. 

MADAME    VERNET 

Oh  I  nous  n'avons  pas  d'inquiétude...  Cruz  et  ses 
hommes  sont  de  vieux  loups  de  mer.  Là  Jannette 
est  solide  et  il  fera  clair  de  lune  cette  nuit.  Prenez 
seulement  garde  au  froid. 

MONSIEUR  VERNET  donne  le  panier  à  Pauline. 

Vous,  portez  ça.  Marguerite,  va  chercher  ma 
belle  couverture  de  voyage.  Nous  lui  installerons 
une  niche  dans  un  coin  du  bateau. 

Monsieur  Vernet,  Cruz  et  Marguerite  sortent. 


SCÈNE   XV 
MADAME   VERNET.  HENRI 

MADAME  VERNET 

Cette   nuit   à    la   belle    étoile   rafraîchira   votre 


330  MONSIEUR    VERNET 

front.  Demain  matin,  en  revenant,  vous  n'aurez 
qu'une  chose  à  faire  :  vous  coucher,  après  avoir 
pris  une  bonne  tasse  de  chocolat. 

HENRI 

Et  tout  ira  bien. 

MADAME   VERNET 

Très  bien,  et  les  dernières  semaines  de  notre  sé- 
jour ici  peuvent  être,  avec  quelques  précautions, 
agréables  à  tout  le  monde. 

HENRI 

Même  à  moi,  sans  amour }  Oh  I  ne  vous  récriez 
pas,  c'est  la  dernière  fois.  Sans  le  moindre  ma- 
riage 1 

MADAME  VERNET 

Il  était  possible,  ce  mariage,  si  vous  ne  m'aviez 
pas  dit  tout  à  coup  des  choses  folles.  Vous  auriez 
pu  être,  Marguerite  étant  presque  ma  fille,  presque 
mon  gendre. 

HENRI 

Heureux  au  moins  de  votre  voisinage  t 


SCÈNE  XVI 

Les  Mêmes,  MARGUERITE 

IIARGUBRITB.  Elle  trtTerse  la  scène  avec  la  couverture  de 
Toyage. 

Vous  serez  comme  dans  votre  lit. 


MONSIEUR    ^  ERNET  33l 

HENRI 

Oh  !  mademoiselle  I 

MARGUERITE 

Non,  non,  laissez,  je   veux  vous  préparer  ça;  je 
TOUS  borderai  moi-même. 

MADAME    VERNET 

Pourvu  qu'elle  ne  vous  aime  pas  î 

HENRI 

Oui,  au  fait,  si  par  malheur... 

MADAME  VERNET 

Marguerite  > 

MARGUERITE,  qui  descendait  Tescalier,  rcmontft. 
Ma  tante  ? 

MADAME  VERNET 

Tu  sais  que  monsieur  Henri  doit  nous  quitter  pro- 
chainement. 

MARGUERITE,  Contrariée. 
Ah! 

MADAME   VERNET 

Ses  affaires  le  rappellent  à  Paris, 

MARGUERITE 

Des  affaires,  lui  I 


332  MONSIEUR    VERNET 

HENRI 

Pourquoi  pas,  mademoiselle  ? 

MADAME   VERNET 

Des  affaires  de  cœur. 

MARGUERITE 

Un  mariage? 

MADAME  VERNET 

Je  crois. 

MARGUERITE 

Vrai? 

HENRI 

Il  paraît. 

MARGUERITE,  joyeusement. 
Nous  serons  de  la  noce  ? 

HENRI 

Je  vous  invite. 

MARGUERITE 

Veine  !..,  Quand  rentrez-vous  à  Paris? 

HENRI,  à  madame  Vern^'. 
Madame  ? 

MADAME  VERNET 

Dimanche  peut-être. 


MONSIEUR    VERNET  333 

MARGUERITE 

Si  tôt  que  çal...  Nous  n'avons  plus  guère  de 
temps  à  rester  camarades...  Et  notre  excursion  au 
bois  de  la  Reine  7 

HENRI,  à  madame  Vernet. 

Madame?... 

MADAME  VERNET 

C'est  aujourd'hui  lundi,  on  peut  l'avancer,  la  faire 
samedi. 

MARGUERITE 

Samedi...  Entendu? 

HENRI 

Entendu. 

MARGUERITE 

Je  porte  votre  matelas  au  bateau.  Je  vais  faire 
votre  petit  ménage,  votre  chambre  à  coucher  sur  la 
mer. 

HENRI 

Je  vous  suis,  mademoiselle. 

SCÈNE  XVII 
MADAMK  VERNET,  HENRI, 

MADAME   VERNET 

Il  n'y  a  pas  d  .  mal.  Tant  mieux  pour  elle  ! 


3  34  MONSIEUR    VEU.NET 


HENRI 

Et  tant  pis  pour  moi. 

MADAME  VERNET 

Une  piqûre  d'amour- propre. 

HENRI 

Oui,  mais  c'est  ma  journée.  J'en  reçois 

MADAME  VERNET 

Vous  savez,  quand  on  a  un  endroit  sensible,  c'est 
toujours  là  qu'on  s'attrape. 

HENRI 

Je  n'ai  pas  plus  troublé  ce  cœur  d'enfant  que  vo- 
tre cœur... 

MADAME  VERNET 

...  d'amie...  Vous  n'avez  aucune  coquetterie  à 
me  reprocher? 

HENRI 

Je  ne  vous  la  reprocherais  pas. 

MADAME  VERNET.  Elle  lui  prend  la  main. 

Vous  êtes  vraiment  un  homme  rare  que  je  suis 
heureuse  de  connaître.  Je  vous  jure  que  je  ne  ferai 
jamais  allusion...  je  ne  dis  pas  que  j'ai  déjà  oublié! 
une  femme  ne  se  remet  pas  si  vite  d'une  déclara- 
tion si  bien  tournée,  mais  demain  il  n'y  paraîtra 
plus.  Dès  demain,  je  veux  être  avec  vous,  comme 
j'étais  avant.  Je  resterai  pour  vous... 


AIOMSIEUR    VERNET  335 

HENRI 

Ne  me  dites  plus  rien,  ou  ce  serait  de  la  barbarie 
iautile,  ou  vous  me  feriez  croire  qu'il  y  a  au  fond 
de  votre  sécurité  apparente  quelque  chose  que  vous 
n'avouez  pas  ;  je  vous  en  supplie  :  par  pitié,  ne  me 
dites  plus  rien. 

MADAME  VERNET 

Je  ne  vous  dis  plus  rien. 


SCÈNE  XVIII 

Les  Mêmes,  MONSIEUR  VERNET. 

MONSIEUR  VERNET 

Tout  est  prêt. 

MADAME  VERNET 

Tu  as  une  figure,  comme  si  monsieur  Henri  allait 
faire  le  tour  du  monde. 

HENRI 

Bonsoir,  madame. 

MADAME  VERNET 

Bonsoir  !  Bonne  nuit  sur  la  mer  !  A  demaîii  ma- 
tin ! 

MONSIEUR  VERNET 

Moi,  je  Pembrasse. 


336  MONSIEUR  \ERNET 

MADAME  VERNET 

Pourquoi  > 

MONSIEUR  VERNET 

Parce  que  je  l'aime 

MADAME  VERNET 

C'est  déchirant  ! 

MONSIEUR  VERNET 

Descends,  Julie,  moi  je  ne  descends  pas.  D*ici,  je 
le  verrai  plus  loin  sur  la  mer. 

HENRI 

Non,  non,  ne  descendez  pas,  madame,  restez  près 
de  lui,  pour  le  consoler. 

SCÈNE  XIX 

MADAME  VERNET,  MONSIEUR  VERNET. 

MADAME  VERNET 

Tu  as  les  larmes  aux  yeux.  Ne  dirait-on  pas  que 
c'est  ton  fils  et  que  tu  ne  le  reverras  plus  ? 

MONSIEUR  VERNET 

Nous  ne  le  reverrons  plus. 

MADAME  VERNET 

Nous  ne  le  reverrons  plus  1 


MONSIEUR  ve:<net  33/ 


MONSIEUR  VERNET 

Demain  matin  il  se  fera  débarquer  par  Cruz  à 
Cherbourg  et  il  sera  demain  soir  à  Paris. 

MADAME  VERNET 

Demain  soir  à  Paris  ! 

MONSIEUR  VERNET 

Je  t'expliquerai,  c'est  un  homme  exquis.  Il  ne  pou- 
vait plus  rester.  Après  un  entretien  fraternel,  nous 
avons  décidé  ce  départ  tous  deux.  Il  n'y  avait  pas 
autre  chose  à  faire;  je  t'expliquerai. 

MADAME  VERNET 

Oh  !  je  sais...  Pauvre  garçon  I 

MONSIEUR  VERNET 

Regarde.  Cruz  met  à  la  voile.  Henri  embrasse 
Marguerite...  pas  Pauline...  Il  agite  la  main  vers 
nous.  Disons-lui  adieu.  Adieu!  adieu  1  Dis-lui  adieu» 
Julie...  Mais  qu'est-ce  que  tu  as,  toi  aussi? 

MADAME  VERNET 

Ça  me  fait  de  la  peine. 

MONSIEUR  VBRNBT 

Beaucoup  de  peine? 

MADAME  VERNET 

Beaucoup  de  peine. 

MONSIEUR  VERNIT 

Mais  quelle  peine? 


3]è  MONSIEUR  VERNET 

MADAME  VERNET 

De  la  vraie  peine. 

MONSIEUR  VERNET 

Ah! 

MADAME  VERNET 

De  la  peine. 

MONSIEUR  VERNET 

Ma  pauvre  amie  !  il  était  temps. 
Rideau^ 


^%m 


TABLE 


LE   PLAISIR  DE   ROMPRE...     •...»...•*«•«•  t 

LE   PAIN   DE  MÉNAGE.  ..•.•••.•«...••••  43 

POIL  DE   CAROTTE •• ..*••.•  $1 

MONSIEUR   VERNBT  .•.,..          ..^^...«..•«  lj3 


PQ 
2635 
EA8A19 
1903 


Renard,    Jules 
Comédies 


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